Le 14 janvier 2015, était inauguré dans la précipitation l’édifice consacré à la musique symphonique rêvé par Pierre Boulez. Retour en quatre actes, avec celles et ceux qui étaient alors en première ligne, sur la dernière année mouvementée de ce projet.
Distribution (par ordre d’apparition, fonctions en 2014) :
Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la musique-Salle Pleyel et président de l’Association de préfiguration de la Philharmonie
Thibaud de Camas, directeur général adjoint de la Cité de la musique-Salle Pleyel
Laurence Descubes, responsable de la programmation architecturale au sein de la maîtrise d’ouvrage de la Philharmonie
Philippe Provensal, attaché de presse et secrétaire du CE Cité de la musique-Salle Pleyel
Bruno Julliard, adjoint à la Culture puis premier adjoint à la Mairie de Paris
Manuel Valls, Premier ministre
Vicens Prats, flûte solo à l’Orchestre de Paris
Bruno Hamard, directeur général de l’Orchestre de Paris
Pascale Meley, violon à l’Orchestre de Paris
Paavo Järvi, directeur musical de l’Orchestre de Paris
Renaud Capuçon, violoniste
Sabine Devieilhe, soprano
Jean Nouvel, architecte de la Philharmonie
Prélude
« Le vaisseau spatial à 390 millions d’euros de Jean Nouvel atterrit en catastrophe en France » : le 15 janvier 2015, avec la tendresse habituelle qu’ont les Britanniques pour leurs voisins d’outre-Manche, le Guardian rend compte de l’inauguration de la Philharmonie de Paris, avec deux ans de retard et sans son architecte. Dix ans plus tard, l’énorme succès du complexe musical, fêté à Paris jusqu’au 14 janvier, a fait oublier sa gestation longue et douloureuse.
En France, les grands projets culturels sont le fait du prince. Pas la Philharmonie, issue d’un rêve du compositeur Pierre Boulez (1925-2016) qui, dès 1980, l’imaginait en composante essentielle de la future Cité de la musique, inaugurée sans elle en 1994. Laurent Bayle, fils spirituel de Boulez, donnera corps au projet à partir de 2006, sous la double tutelle de l’État et de la Ville de Paris, représentés par le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, et le maire, Bertrand Delanoë.
Pour cette exception, la Philharmonie paiera le prix fort : chantier chaotique, soutien politique intermittent, polémiques incessantes sur un financement d’emblée sous-évalué, passé de 204 millions en 2007 à 386 millions en 2012. Dans un pays plutôt porté sur l’art lyrique, la nécessité d’un grand auditorium symphonique est aussi mal comprise que l’ambition du projet. Parce qu’il est centré sur l’élargissement des publics, son installation dans le populaire nord-est de Paris semble aller de soi. Mais pour les mélomanes aisés du centre et de l’ouest, habitués à venir applaudir l’Orchestre de Paris salle Pleyel, non loin de l’Arc de Triomphe, la Porte de Pantin est au bout du monde…
Début 2014, la Philharmonie prend forme, mais son architecte, Jean Nouvel, se sent dépossédé de ses prérogatives de maître d’œuvre par la maîtrise d’ouvrage, contrainte à un planning strict pour tenir un budget qui ne peut plus déraper. Laurent Bayle doit composer avec les tensions entre un gouvernement et une Mairie pourtant du même bord politique, les inquiétudes de l’Orchestre de Paris, un chantier qui a pris du retard… C’est cette ultime et cauchemardesque course contre la montre que font revivre, avec leurs mots et dans leurs fonctions d’alors, ceux et celles qui l’ont vécue en première ligne. Sans Jean Nouvel, qui n’a pas souhaité se replonger dans cette tragédie polyphonique avec lieto fine (fin heureuse).
Acte 1 : La Philharmonie échappe à son architecte
Laurent Bayle : « Dans cette longue aventure, j’ai dû faire des choix conduisant parfois à des ruptures. C’est celle avec Jean Nouvel qui m’affecte le plus. Aurions-nous pu éviter que nos points de vue deviennent inconciliables ? Le 4 octobre 2014, nous convenons d’un dernier déjeuner en tête à tête. Le ton est grave. Il me répète qu’il est le garant de l’intégrité de la réalisation du bâtiment, et que la Philharmonie ne pourra jamais ouvrir dans trois mois. Je sais qu’il a raison, la société Belgo Metal, chargée de la couverture des façades, a fait faillite, les travaux ne seront jamais terminés à temps. Ma seule option : concentrer nos efforts sur la salle de concert. J’essaye une dernière fois de convaincre Jean Nouvel que sanctuariser l’intérieur est la bonne stratégie ; nous reprendrons ensuite les éléments externes inachevés. Aucun de nous ne cède un pouce de terrain. Au moment de nous quitter, il reste une forme de complicité, mais il me fait comprendre que, dans les semaines à venir, l’affrontement sera terrible. »
Thibaud de Camas : « Dès la mi-mai, nous avons publié la brochure de notre première demi-saison, qui fixe la date d’inauguration au 14 janvier 2015. À partir de là, plus de retour en arrière possible. Le projet architectural a beau être innovant et formidable, si nous n’étions pas au rendez-vous, ce serait une catastrophe quant aux finances et à l’image. Il faudrait annuler une programmation montée deux ans à l’avance avec des orchestres, des chefs et des solistes de renommée internationale, payer des hôtels, rembourser le public…
Nous nous mettons donc sur les rails d’une mécanique implacable, qui nous oblige à avancer, à marche forcée. Jean Nouvel refuse d’être soumis à ce rythme infernal qui, selon lui, conduit à dénaturer son œuvre : parce qu’il travaille pour la postérité, il n’y aurait rien de grave à reculer l’ouverture d’un an, pour qu’il puisse achever son bâtiment comme il l’entend. Il refuse de comprendre que cela coûterait des dizaines de millions d’euros, et donnerait raison à ceux qui dénoncent déjà une gabegie financière. »
Laurence Descubes : « Architecte moi-même, j’ai toujours infiniment respecté le travail de mes confrères, et j’ai à cœur, comme le directeur de la maîtrise d’ouvrage, Patrice Januel, de faire aboutir le projet avec toutes ses qualités architecturales. Mais toute modification allonge les délais et coûte très cher. À la longue, les incessantes demandes de changement du maître d’œuvre deviennent ingérables. Nous devons tenir le budget, et Jean Nouvel bloque le chantier en refusant de valider certaines...
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