Les institutions et scènes culturelles ont commencé à annuler tournées, spectacles et concerts en France et en Europe, tandis que les démissions tombent en cascade à Moscou et Saint-Pétersbourg.
Faut-il continuer à diffuser les artistes russes, jouer leur musique ou exposer leurs œuvres au nom de l’universalité de la culture, ou boycotter toute collaboration à l’heure où Vladimir Poutine envahit l’Ukraine ? Le doute s’est soudain emparé du milieu culturel, jeudi 24 février, au moment où les troupes russes lançaient les hostilités. Même si, formellement, il n’y a, de la part de la France, aucune disposition officielle sur le boycott culturel. « Les relations et les échanges vont devenir de plus en plus difficiles », confie une source diplomatique. Ainsi, après la stupeur, la question de la participation d’un certain nombre d’artistes russes s’est vite imposée aux institutions culturelles françaises et européennes.
Ce sont d’abord des démissions qui ont été annoncées, comme autant de renoncements à exercer dans un pays responsable d’une nouvelle guerre en Europe. Ainsi le Français Laurent Hilaire, directeur de la troupe de ballet du Théâtre académique musical Stanislavski, à Moscou, a fait savoir, dimanche 27 février, qu’il partait de l’institution moscovite « au vu de la situation » géopolitique. L’ex-étoile de l’Opéra de Paris dit déplorer cette décision : « Je pars avec tristesse, mais le contexte ne me permet plus de travailler sereinement. »
Prudence de mise
En France, plusieurs institutions ont tranché dans le vif en choisissant de renoncer aux tournées d’artistes russes. Ainsi, à Marseille, le Théâtre Toursky annule le 26e festival russe, en mars. Ses directeurs, Richard Martin et Françoise Delvalée, indiquent cependant avoir pris cette « décision désespérante (…) pour des raisons de sécurité des artistes, du public et des salariés ». Paul Rondin, le directeur délégué du Festival d’Avignon, assure de son côté que Kirill Serebrennikov, opposant russe de longue date, est à ce jour toujours programmé à Avignon, où il doit faire l’ouverture du Festival avec Le Moine noir, de Tchekhov, dans la Cour d’honneur.
Côté arts plastiques, la réflexion se poursuivait dans les lieux d’exposition, mais la prudence semblait de mise. Seule celle de Christian Boltanski, qui devait ouvrir le 12 mars au Manège, à Saint-Pétersbourg, a été annulée par les ayants droit de l’artiste. Mais aucune grande exposition n’est, pour l’heure, suspendue en France. Ainsi la Fondation Louis Vuitton, qui accueille, depuis septembre 2021, la fastueuse collection des frères Morozov, prêtée par trois musées russes avec le blanc-seing personnel du chef du Kremlin, a prolongé son accrochage jusqu’au 3 avril. L’incertitude plane encore sur l’exposition « Picasso et la Russie », prévue en septembre 2023 au Musée du Luxembourg, dont le commissariat devait être assuré par des conservateurs moscovites.
Enfin, la présence russe à la Biennale de Venise, qui doit ouvrir ses portes le 23 avril, n’a plus rien d’évident. Le curateur du pavillon russe, Raimundas Malasauskas, a démissionné, dimanche 27 février, de son poste : « Cette guerre est politiquement et émotionnellement intolérable », a affirmé le Lituanien dans un communiqué. Quant au pavillon ukrainien, qui devait accueillir l’œuvre de Pavlo Makov, les commissaires de l’exposition étant dans l’impossibilité de voyager, personne ne sait ce qu’il en adviendra.
Dans le secteur des musiques actuelles, c’est du côté de l’Eurovison qu’est venu le coup le plus symbolique : la Russie a été bannie du concours populaire organisé par l’Union européenne de radio-télévision (UER). A la suite d’une demande, jeudi 24 février, de la délégation ukrainienne d’exclure la Russie, l’UER a semblé hésiter. Mais face aux protestations d’autres délégations, dont celles du Danemark, de la Norvège et de la Finlande, les organisateurs ont changé d’avis et fait savoir, dans un communiqué, qu’« aucun candidat russe ne participera au concours cette année ».
Pour les concerts de musiciens occidentaux en Russie, la question de leur maintien ou non a cessé de se poser à mesure que se fermaient les espaces aériens de l’Union européenne aux compagnies russes. Le Lyonnais Woodkid, qui devait se produire à Saint-Pétersbourg, Moscou et Kiev en avril, a ainsi renoncé, le 24 février, à toutes ses dates.
Théâtre de protestations
Depuis le début de l’invasion, des spectacles ont été le théâtre de protestations de grands musiciens russes condamnant les Russes. Dès le 24 février, le pianiste Alexandre Melnikov, qui donnait un récital à Bochum (Allemagne), s’est adressé au public avec ces mots : « Ce matin, j’avais un nœud au ventre qui m’empêcherait de monter sur scène, à moins que je ne puisse me positionner clairement devant vous », a-t-il déclaré avant d’avouer « [se] sentir coupable d’être russe ». Le même jour, Vladimir Jurowski, directeur musical de l’Opéra national de Bavière et chef du Rundfunk-Sinfonieorchester de Berlin a ouvert son concert en remplaçant la Marche slave, de Tchaïkovski, par l’hymne national ukrainien. A la prestigieuse Philharmonie de Berlin, dont le directeur musical, Kirill Petrenko, est russe, la prise de position est identique : « L’attaque insidieuse de Poutine contre l’Ukraine, qui viole le droit international, est un couteau dans le dos du monde pacifique tout entier. »
C’est cependant du côté du théâtre et de la scène rock et rap que le courage des protestations est le plus remarquable. A l’image des manifestations qui grossissent progressivement à Moscou et dans plusieurs villes russes, de nombreux artistes font entendre sur place leur opposition à la guerre. Vendredi 25 février, Elena Kovalskaia, la directrice du centre culturel Vsevolod Meyerhold, à Moscou, a informé de sa démission dans un post publié sur Facebook. « Il est impossible de travailler pour un assassin et de recevoir un salaire de sa part », écrit-elle. Elle a été suivie par Mindaugas Karbauskis, le directeur du Théâtre Maïakovski, autre grande scène moscovite.
Le très populaire rappeur pétersbourgeois Oxxxymiron s’est distingué en annulant ses prochains concerts à Moscou et dans sa ville, en raison du « crime » que représente l’invasion de l’Ukraine, et le groupe de hip-hop Kasta a exprimé, lui, son opposition à cette « agression miliaire sans justification ». Tout comme le vétéran du rock soviétique Yuri Shevchuk, leader du groupe DDT, estimant que...
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