DÉCRYPTAGE - Démissions, spontanées ou contraintes, annulations, pétitions, dénonciations… Du classique à la danse, du cinéma aux musées, en passant par les maisons de ventes, les milieux culturels russes et européens réagissent au conflit avec leurs moyens.
Même Gérard Depardieu a dû sortir de son silence. Montré du doigt pour ses liens passés avec Vladimir Poutine, l’ogre du cinéma français a clairement affirmé son opposition à «cette guerre fratricide» et appelé à «arrêter les armes et négocier». L’invasion de l’Ukraine par les chars russes écrase de ses chenilles l’univers de la culture. Face aux obus, l’indifférence ou le silence ne sont plus de mise. Tout artiste, et en premier lieu russe, évoluant en Occident, est sommé de se prononcer sur - et contre - l’offensive engagée par le chef du Kremlin.
Pour avoir refusé de le désavouer, l’un de ses plus fidèles soutiens, le chef d’orchestre star Valery Gergiev a été démis de ses fonctions à la tête de l’Orchestre philharmonique de Munich et privé de tous ses engagements ; idem pour la soprano Anna Netrebko, qui, après avoir tenté de se réfugier derrière un apolitisme de circonstance, a dû se retirer de la scène «jusqu’à nouvel ordre».
Ce jeu de dominos, cruel et sans nuances, ne devrait pas s’arrêter. Il frappe de plein fouet le monde, traditionnellement imprégné d’influence slave, de la musique classique et de la danse. De l’âge d’or des Ballets de Diaghilev jusqu’à l’évasion fracassante de Rudolf Noureev, de Stravinsky à Chostakovitch, Moscou et l’Occident entretiennent des liaisons tumultueuses et passionnées. Ils se nourrissent l’un de l’autre. Mais aujourd’hui, l’onde de choc va bien au-delà de ce couple.
Départ fracassant
Elle frappe le théâtre, les musées, les galeries et le marché de l’art, la littérature, le cinéma. De Londres à New York, de Berlin à Varsovie, les condamnations pleuvent. On prend ses distances, avec parfois un soupçon d’opportunisme. En Russie, ou les déclarations hostiles sont plus lourdes de sens, des milliers d’artistes, conservateurs, galeristes signent des pétitions. Les démissions se multiplient: Elena Kovalskaia, directrice du Centre culturel de Moscou, Mindaugas Karbauskis, directeur du Théâtre Maïakovski. Sans compter le départ fracassant de Laurent Hilaire, directeur de la troupe de ballet du Théâtre académique musical Stanislavski. Ces remous gagnent, souvent à leur corps défendant, des institutions engagées de longue date dans une coopération avec leurs homologues russes.
Si le Petit Palais a eu le temps d’achever la brillante exposition consacrée à Ilya Répine, la prestigieuse collection Morozov, négociée de haute main, se trouve, bien malgré elle, prise en otage à la Fondation Louis Vuitton. Frappées par le discrédit des oligarques, les maisons de ventes aux enchères n’échappent pas à la tourmente. Enfin, tandis que Hollywood décide de priver le public russe de la sortie de Batman, à Marseille, les organisateurs du 26e festival de théâtre russe ont dû prendre, la mort dans l’âme, la «décision désespérante» de l’annuler. De même, le Festival de Cannes a annoncé qu’il n’accueillerait pas de délégation russe. La guerre qui sévit en Ukraine n’a pas fini d’étendre son champ de bataille.
Classique: Annulations en cascade
En moins d’une semaine, plusieurs figures emblématiques ont dû renoncer à certains de leurs engagements ou ont été déclarées persona non grata. Dernière en date, la soprano russe Anna Netrebko, qui a dû subir de nombreuses annulations. Au point d’annoncer, hier, qu’elle se retirait pour l’instant des scènes européennes. La cantatrice avait pourtant condamné sur les réseaux sociaux le conflit, se disant ouvertement «opposée à cette guerre». Mais cela ne l’avait pas empêchée d’être mise au ban de l’Opéra de Munich par son directeur, Serge Dorny, ni de devoir annuler un récital vendredi dernier au Danemark. À New York, le patron du Metropolitan Opera, Peter Gelb, affirmait, dimanche, son intention de ne plus être «engagé avec des artistes ou des institutions qui soutiennent Vladimir Poutine ou sont soutenus par lui, jusqu’à ce que l’invasion et les tueries aient été arrêtées, que l’ordre ait été rétabli et que des restitutions aient été faites», laissant peser de sérieux doutes sur la participation de Netrebko à Turandot en avril, comme prévu. Chacun s’est sans doute souvenu que la cantatrice avait fait polémique en 2014 en apparaissant soutenir l’opéra de Donetsk et le leader séparatiste prorusse ukrainien Oleg Tsarev.
Le cas le plus emblématique reste toutefois celui du chef d’orchestre Valery Gergiev. En moins d’une semaine, toute la maison Gergiev à l’Ouest se sera écroulée. Le 24 février, le Carnegie Hall annonçait annuler ses représentations à venir à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne, remplaçant au pied levé le chef ossète par Yannick Nézet-Séguin. L’institution new-yorkaise était la première à prendre des mesures à l’encontre du directeur musical du Mariinski, dont la proximité avec Poutine et les prises de position en faveur de ce dernier ont suscité la polémique à plusieurs reprises. Sommé par le maire de Milan et la Scala (où il dirigeait La Dame de pique) de condamner l’invasion de l’Ukraine, le musicien, resté muet, s’est vu destitué lundi de la production, tandis que la Philharmonie de Paris annonçait renoncer à ses concerts prévus en avril, que le festival d’Édimbourg lui retirait sa chaire de président d’honneur et que Verbier lui retirait la direction de son orchestre. Hier, Munich signifiait mettre fin à son contrat de chef principal de l’orchestre philharmonique de la ville. De leur côté, plusieurs artistes lyriques européens, tels Joseph Calleja, Elina Garanca ou Piotr Beczala, n’ont en revanche pas hésité à annoncer rompre tous leurs engagements prévus à ce jour en Russie.
En France, un cas posait question ces derniers jours: celui de Tugan Sokhiev. Le chef, directeur musical du Bolchoï, est encore en poste au Capitole de Toulouse en tant que chef principal jusqu’à l’été. Il ne s’est pour l’heure pas exprimé. «Il n’est pas en mesure de le faire actuellement, affirme Thierry d’Argoubet, délégué général de l’Orchestre du Capitole. Il est actuellement à Moscou, et étant sous contrat au Bolchoï, avec une grande partie de sa famille en Russie, se retrouve dans une situation terrible», poursuit-il. Il affirme que le chef s’exprimera très prochainement. «Sans doute avec ses musiciens toulousains.» Une exécution symbolique de la symphonie Leningrad de Chostakovitch est envisagée. «Mais c’est sans doute la fin des échanges culturels qui avaient été noués entre la Ville rose et la Russie ces dernières années par l’intermédiaire de Sokhiev, et avaient été placés sous le patronage du Dialogue de Trianon, initié par Emmanuel Macron», déplore-t-il.
René Martin, directeur de la Folle Journée, dont la déclinaison à Ekaterinbourg en juillet reste pour l’heure programmée, ne s’est pas encore exprimé mais devrait le faire. D’autant qu’en qualité de directeur artistique du Festival de La Roque-d’Anthéron, il accueille chaque été de nombreux pianistes russes. Or certains, comme Evgueny Kissin ou Alexandre Melnikov, n’ont pas hésité à condamner fermement Poutine et dénoncer une «guerre criminelle». Mais tous ne le feront probablement pas, craignant pour leurs proches en Russie. Comme de nombreux programmateurs, en l’absence de directives claires du ministère, il lui faudra donc faire du cas par cas. Avec une question: tous les artistes russes, a fortiori les plus jeunes, doivent-ils être sommés de prendre position, au risque de se voir pris en otage de l’opinion publique par la folie guerrière de Poutine?
La danse en ordre de bataille
Dans un milieu qui reste marqué par le saut de Noureev à l’Ouest, l’entrée des troupes russes en Ukraine signe un grand bond en arrière. Aussitôt la nouvelle de l’invasion connue, Alexeï Ratmansky (ci contre), qui répétait une création sur les Fugues de Bach au Bolchoï de Moscou, a réussi à se réembarquer vers New York, où il habite. La création est reportée sine die, ainsi que celle de La Fille du pharaon au Mariinski. Le chorégraphe, né à Leningrad et un temps directeur du Bolchoï, est d’origine ukrainienne. Ses parents se sont retirés dans une datcha aux environs de Kiev, espérant y être à l’abri des bombes.
À Londres, Covent Garden a annulé la tournée du Bolchoï, à New York Micha Barychnikov a condamné l’offensive, depuis La Haye, Jiri Kylian, qui a vécu le printemps de Prague, a fermement emboîté le pas. Dimanche, Laurent Hilaire, étoile de l’Opéra de Paris qui dirigeait depuis cinq ans le ballet du Stanislavski de Moscou a annoncé sa démission à ses 120 danseurs.
Enfin, les 26 danseurs du Grand Ballet de Kiev, qui achèvent ce soir à La Teste, près d’Arcachon, une tournée de deux mois en France, retournent au pays: «Un bus va les ramener à Varsovie où ceux qui ne souhaitent pas rentrer à Kiev vont pouvoir faire quelques spectacles», dit Philippe Montabrut, gérant chez NP spectacles productions.
Quant à Sergueï Polounine, né en Ukraine, naguère étoile à Londres, qui vit avec Poutine tatoué sur la poitrine, il n’a pas annulé ses représentations de Dante et Raspoutine à Moscou et à Saint-Pétersbourg.
Les maisons de ventes tentent de rassurer par des sanctions
Compte tenu de leur image et du poids de leur activité dans l’économie mondiale, la réaction des maisons de ventes aux enchères au conflit ne s’est pas fait attendre. Mais pour l’heure, elles tentent surtout de rassurer. «Conformément à toutes les lois et réglementations applicables, nous suivons de près l’évolution des listes de sanctions et nous nous conformerons à toute réglementation», déclare Sotheby’s. «Nous avons mis en place, insiste Christie’s, des processus stricts d’identification et de filtrage des clients dans le cadre de nos programmes mondiaux de lutte contre le blanchiment d’argent et de conformité aux sanctions, et nous n’autoriserons pas les personnes ou les entreprises désignées sur les listes de sanctions à effectuer des transactions avec nous.»
Sûrement inquiètes, Christie’s, Sotheby’s ou Phillips, cette dernière appartenant à la société russe Mercury Group, s’expriment cependant a minima. Et sont peu loquaces sur les conséquences pour le marché de l’art, qui sera inéluctablement impacté par une perte de confiance et de pouvoir d’achat. «Les propriétaires de Phillips sont des ressortissants russes qui se joignent à nous pour appeler à la paix. Ils ne font pas l’objet de sanctions et n’ont aucun lien politique ou commercial avec le gouvernement ou avec des individus ou des institutions visés par des sanctions», a riposté la maison basée à Londres.
À la veille de la vente à Londres, ce 2 mars, par Sotheby’s, du Magritte, L’Empire des lumières (1961), estimé à hauteur de sa garantie de 60 millions de dollars, il y a pourtant de quoi s’inquiéter. S’il s’arrête à ce prix, ce sera un signe d’alerte sur les freins mis par les acheteurs et l’envie des vendeurs à céder leurs gros calibres. Au-delà du coup de cœur, l’art reste une valeur très spéculative. Qui se risquera à acheter et encore moins à vendre? Les pièces dont on ne pourra contrôler l’origine seront invendables. Bon nombre de tableaux risquent de dormir au froid dans les ports francs.
Que pèse le marché russe à l’échelle mondiale? Difficile à savoir, même s’il donne l’impression d’être surpuissant par ses coups d’éclat médiatiques. Comme ceux de Roman Abramovitch, propriétaire du Chelsea Football Club, qui a acquis un Bacon pour 77 millions d’euros et un Lucian Freud pour 30 millions d’euros, en 2008. Ou de Dmitri Rybolovlev (résident monégasque) qui a vendu son Salvator Mundi 450 millions de dollars, devenue la toile la plus chère du monde en 2017. «Le marché russe représente une part importante mais plus essentielle, souligne un observateur du marché. Le relais a été pris par la Chine et l’Asie. La seule question aujourd’hui est comment le marché de l’art va réagir à ce nouveau tsunami. L’euphorie post-Covid risque de retomber.»
Bras de fer engagé dans les musées
À l’instar du sport, la culture fait front, arme symbolique certes mais tout peut compter dans le grand rapport de force engagé avec la Russie. Pour ce qui est des musées, qui sont d’autres coffres-forts, la situation est la suivante. Si, à Paris, le Petit Palais a eu le temps de rendre les toiles d’Ilya Répine - l’une des plus grandes gloires de l’art russe, qu’il présentait jusqu’au 23 janvier -, la Fondation Vuitton conserve la collection Morozov, en théorie jusqu’au 6 avril.
Passé cette date, ses 200 Gauguin, Van Gogh, Matisse, Picasso et autres jalons de la peinture moderne jusqu’à l’abstraction d’un Malevitch (pour lesquels une police d’assurance a été souscrite à hauteur de 2 milliards d’euros) ne seront plus couverts par l’arrêté d’insaisissabilité pris comme c’est le cas normalement pour ce type d’évènement. Bon gré mal gré, faute de pouvoir leur faire retraverser dans des conditions de sûreté optimales une Europe à feu et à sang, cette immobilisation pourra être interprétée comme une saisie.
Situation comparable à Londres avec les merveilles de raffinement que sont les œufs de Fabergé. Plusieurs exemplaires, propriété du Kremlin, mais également en mains privées russes, se trouvent au Victoria and Albert Museum jusqu’au 8 mai. «Un objet ne m’intéresse que si son prix ne réside pas que dans l’abondance de perles et de diamants», disait le célèbre joaillier. C’est dire leur valeur… À Londres comme à Paris, ces deux expositions restent ouvertes faute de décision gouvernementale leur demandant de fermer.
Actuellement, ni Orsay, ni le Centre Pompidou, ni le Petit Palais n’ont d’œuvres en Russie. Ni en Ukraine ni même dans aucun autre pays de l’Est européen. Le Louvre, lui, a prêté six œuvres (dont un dépôt à Versailles) au Musée du Kremlin. Cela dans le cadre d’une exposition prévue du 3 mars au 16 juin et intitulée - coïncidence? - «Duel: de l’épreuve du combat à l’ordalie».
«Parmi les objets concernés, signalons un petit portrait de François Ier issu de l’atelier de Jean Clouet. D’autres relèvent des départements objets d’art et arts graphiques, comme la bourguignotte (casque) d’Henri II ou une paire de pistolets aux armes de France par François Thomerot, signale la direction. Elle ajoute: «La question du devenir de cette exposition se pose naturellement. Le Louvre n’est d’ailleurs pas le seul établissement prêteur. Toutes les options sont aujourd’hui ouvertes, elles sont à l’étude avec le ministère de la Culture, mais aussi évidemment avec les services du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, entièrement mobilisés sur le sujet ukrainien».
Trois fonctionnaires du Louvre étaient à Moscou ces derniers jours, ceux commis pour accompagner les prêts, comme c’est l’usage. Ils sont revenus en France juste avant l’invasion.
Le Louvre précise également n’avoir actuellement aucun prêt ni agent en Ukraine. Enfin, son exposition sur la route de la soie intitulée «Splendeurs d’Asie centrale», annoncée en 2018 pour 2021, reportée une première fois à avril prochain, puis récemment repoussée au 24 novembre, n’ira pas dans le hall Napoléon. Elle se tiendra dans un espace bien moins vaste du musée. Et ne dévoilera que les résultats des fouilles françaises en Ouzbékistan. Il n’y a en effet guère de chances pour que l’Ermitage (Saint-Pétersbourg) puisse envoyer comme il était convenu les fresques anciennes qu’il conserve.
En région, le Musée Matisse du Cateau-Cambrésis, ville natale de l’artiste, annonce avoir suspendu le prêt à la Chine de 280 œuvres d’une valeur patrimoniale estimée à 300 millions d’euros. Motif: impossible d’obtenir les visas pour les suivre sur la totalité de leur parcours. Et aucune visibilité pour leur retour. Au Musée des beaux-arts de Lyon, la préparation de «Nicolas Poussin et l’amour» s’élabore pour novembre. On y espère encore la venue de quelques chefs-d’œuvre du Grand Siècle français conservés au Musée Pouchkine (Moscou), tels Renaud et Armide, La Continence de Scipion ou Paysage avec Hercule et Cacus…
Le Louvre a prêté six œuvres au Musée du Kremlin dans le cadre d’une exposition prévue du 3 mars au 16 juin. La question du devenir de cette exposition se pose naturellement.
Des films français encore à l’affiche dans les cinémas russes
Dans l’immédiat, les spectateurs russes ne verront pas The Batman, qui devait sortir dans les multiplexes ce vendredi 4 mars. Même punition avec Alerte rouge, le prochain Pixar, programmé pour le 10 mars.
À Hollywood, Disney, Sony Pictures et Warner Bros ont suspendu la sortie de leurs blockbusters dans les multiplexes russes. Sans donner la liste complète des films concernés. Ni préciser si ceux déjà à l’affiche, comme Mort sur le Nil et Uncharted, allaient être retirés des salles. «Nous prendrons des décisions commerciales futures en fonction de l’évolution de la situation», écrit Disney. «En Russie, les studios américains font quasiment ce qu’ils veulent. Ils sont liés par un contrat-cadre qui leur permet de décider des dates de sortie, du marketing… Ils n’auront pas de soucis juridiques en menant un tel boycott», analyse Joël Chapron, spécialiste de la Russie chez Unifrance, organisme qui aide l’exportation des films français.
Les spectateurs russes sont avant tout amateurs de films d’action et de films familiaux tournés dans la nature. Spiderman y a rapporté 44 millions de dollars. Venom: Let There Be Carnage, 32 millions, ce qui fait de la Russie le second marché mondial après les États-Unis pour ce film. En 2019, les films français qui ont eu le plus succès en Russie étaient Anna, de Luc Besson, avec l’actrice russe Sasha Luss (908.000 entrées), et Astérix et la potion magique, d’Alexandre Astier et Louis Clichy (351.000 entrées).
En ce début mars, aucune annonce de boycott n’est annoncée depuis Paris. Contrairement aux Américains...
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