Ne plus envisager la culture qu’en part de produit intérieur brut ou en chiffres de fréquentation ou de consommation est une perversion profonde de la démocratie, s’indigne, dans une tribune au « Monde », Eric de Chassey, directeur de l’Institut national d’histoire de l’art
Tribune. Depuis le début de la crise sanitaire, lorsqu’on entend parler de culture, c’est d’abord comme d’un « secteur d’activités » économiques. Il importe certes de défendre ce secteur, de préserver les emplois qu’il génère, d’assurer la viabilité des entités et des individus qui le constituent, et l’on doit être heureux que cela soit fait, mais la culture, ce n’est pas que cela.
Chaque fois que les salles de théâtre ou de concerts, les opéras, les cinémas ou les lieux d’exposition sont fermés, le préjudice n’est pas seulement économique (pour ses acteurs), il est aussi intellectuel, émotionnel et spirituel (pour ses récepteurs, c’est-à-dire pour la nation tout entière). C’est tout aussi grave, même si cela se voit moins.
Il se passe alors à grande échelle ce qui arrive lorsqu’on ne veille pas suffisamment à donner à chacune et chacun accès à la culture, sous prétexte que ce serait un luxe inutile ou un ensemble de valeurs imposé d’en haut : le retour à l’état sauvage.
Perversion
La mission générale du ministère de la culture est claire et devrait faire consensus : il « a pour mission de rendre accessible au plus grand nombre les œuvres capitales de la France et de l’humanité », de favoriser « le développement des œuvres artistiques, dans toutes leurs composantes, dans les territoires et de par le monde » et de garantir « les enseignements artistiques ».
Or, cette mission semble devenue incompréhensible pour de larges pans de notre société, qui affirment inlassablement qu’est dénué d’intérêt tout ce qui ne relève pas d’une utilité instantanée, n’a pas de valeur marchande ou ne contribue pas au bien-être immédiat du plus grand nombre.
C’est une perversion profonde de la démocratie qui conduit à ne plus envisager la culture qu’en part de produit intérieur brut (PIB) ou, à défaut, en chiffres de fréquentation ou de consommation ; qui conduit à la penser comme relevant peu ou prou des mêmes préoccupations que les salles de sport ou les bars.
La culture peut contribuer à la richesse matérielle aussi bien qu’au divertissement ou aux combats militants, mais ce n’est pas ce qui fait sa valeur première. Les arts, la culture, ont de l’importance parce qu’ils sont un enrichissement de l’esprit et des émotions, parce qu’ils sont une contribution essentielle à la constitution de chacune et chacun en citoyen, autonome, émancipé et libre par rapport à des identités imposées ou à la satisfaction individualiste de besoins immédiats, même les plus légitimes.
Apprentissage du point de vue de l’autre
C’est pour cette raison qu’ils ont tout à voir avec nos modes de vie et nos échelles de valeur. Ils sont aussi ce qui permet de faire communauté d’une façon dynamique, notamment parce qu’ils donnent l’habitude et l’usage de l’empathie et suscitent par principe échanges et débats : comme l’a bien montré la philosophe états-unienne Martha Nussbaum, la création et la fréquentation des œuvres d’art sont en effet un apprentissage du point de vue de l’autre, des autres, et de l’élargissement permanent de soi que celui-ci permet.
Les arts, la culture ne sont pas un gage absolu de démocratie, pas plus que l’éducation : il a existé dans l’histoire de l’humanité des monstres éduqués et cultivés. Mais, sans eux, la démocratie ne peut exister pleinement.
C’est pourquoi la culture ne peut être simplement conçue comme l’expression immuable d’une communauté fermée, ce qui m’appartient à moi seul et que je n’aurais pas besoin de partager. Elle est constituée par une longue sédimentation qui y a distingué ce qui était le plus complexe et le plus vivant (dans laquelle nous pouvons continuer à puiser) en même temps que par un renouvellement continu des hiérarchies et des priorités.
Elle est l’un des moyens privilégiés pour nous dégager de la dictature de ce que François Hartog nomme le « présentisme », qui domine désormais les sociétés occidentales et les décompose de l’intérieur. Elle incarne et active en effet le lien entre le passé dont nous sommes le résultat, en recomposition permanente, et l’avenir que nous voulons construire et auquel les œuvres d’art ont toujours puissamment contribué, sans que leurs contemporains s’en rendent toujours compte.
Un regard libéré des préjugés
De leur vivant, seul un tout petit nombre de personnes profitait directement des créations d’Eschyle, de celles des sculpteurs anonymes du pays Dogon, des bâtisseurs de cathédrales, de Léonard de Vinci, de Virginia Woolf ou d’Yasujiro Ozu. Et cependant, qui niera que ces artistes, avec bien d’autres, ont inventé les formes et les moyens qui ont donné à tant de générations la possibilité de poser sur le monde un regard libéré des préjugés et enrichi d’une attention affinée ? Qu’à cause de cela, ils appartiennent aujourd’hui à ce qui constitue une culture à vocation universelle, et non plus réservée à quelques-uns ?
C’est pour cette raison que la culture, les arts, les créatrices et les créateurs d’aujourd’hui et la transmission à chacune et à chacun de nos concitoyens des « œuvres capitales » que ceux-ci sont en train de créer, ne doivent pas être considérés comme un adjuvant superflu, un supplément d’âme réservé à quelques privilégiés lorsque les circonstances le permettent, mais comme une nécessité vitale.
La France se singularise en donnant à la culture une place majeure dans la politique de la nation, avec une volonté d’élargissement à l’universel qui a toujours été considérée comme un but commun quelque imparfaite qu’elle fût (des siècles de politique coloniale, de nationalisme agressif, de négation de l’égalité des genres et des sexes, de ségrégation sociale sont là pour nous le rappeler).
Cette politique doit être soutenue par un véritable sursaut collectif qui affirme la place de la culture la plus ambitieuse, celle qui produit de la « plus-value » spirituelle au-delà de la plus-value financière, celle qui répond...
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