Ils étaient sur le point d’achever leur tournée française entamée début janvier. Ils se retrouvent plongés dans l’angoisse pour leurs familles restées au pays. Reportage à Rouillac, en Charente, avec les danseurs et danseuses du Grand Ballet de Kiev.
Il règne, depuis le matin, une atmosphère inhabituelle dans le centre culturel Le Vingt-Sept, à Rouillac – deux mille habitants et deux écoles de danse. Comme pour chaque spectacle, salariés et bénévoles ont disposé des sièges, préparé un repas pour les artistes, dressé une longue table recouverte d’une nappe en papier blanche. Mais ce qui frappe, aujourd’hui 1er mars 2022, c’est l’emploi des mots « terrible » et « guerre » sur toutes les lèvres. « Chaque jour des gens viennent nous demander ce qu’ils peuvent apporter aux danseurs », souffle Nanou, l’un des piliers du Vingt-Sept. Comme tous les deux ans, depuis plus de quinze ans, le Grand Ballet de Kiev donne « le » spectacle de danse du village charentais – cette fois-ci Le Lac des cygnes, de Tchaïkovski. Mais alors que la Russie a attaqué l’Ukraine, l’avant-dernière d’une tournée à travers la France débutée le 4 janvier a comme un arrière-goût de sang.
“Nous sommes physiquement en sécurité, mais nous ne sommes pas vraiment là.”
De l’autre côté du rideau encore baissé, cinq cent cinquante spectateurs, dont une centaine d’enfants amenés par les écoles de danse, prennent place bruyamment sur les chaises de velours rouge. Les danseurs ont à peine enfilé leurs costumes. Alors que les premières notes de violons commencent à s’échapper des énormes enceintes de part et d’autre de la scène, chacun d’entre eux reste rivé sur son téléphone, sonné par les destructions de leur pays qu’ils vivent à distance et en temps réel. « Nous sommes physiquement en sécurité, mais nous ne sommes pas vraiment là. » Vladyslav Bondave, visage carré et regard haut, ne décroche pas d’une conversation WhatsApp sur laquelle il reçoit des photos et vidéos de bombardements en permanence. Ces dernières heures, une colonne de blindés d’une soixantaine de kilomètres de long s’est avancée vers Kiev.
“Sur scène, je danse pour mon pays, mon armée, ma famille.”
Un frémissement parcourt la salle quand le cygne blanc entre lentement sur le plateau. Une petite couronne pailletée enserre les plumes rabattues autour de la tête de la ballerine. Seule, majestueuse, Kateryna Didenko occupe tout l’espace de son corps menu. « Quand on danse, personne ne doit savoir ce qui se passe à l’intérieur de soi », glissait cette soliste de l’Opéra national d’Ukraine quelques minutes plus tôt. Originaires de Kharkiv, la deuxième ville d’Ukraine, massivement bombardée par les forces russes, les parents de cette femme de 34 ans ont réussi quelques jours plus tôt à fuir « le pire endroit du pays », pour se réfugier à 600 kilomètres de là. Mais son mari et son fils de presque 2 ans sont pris au piège dans la banlieue de Kiev. Quand l’invasion a commencé, Kateryna pensait que son époux se précipiterait à l’extérieur du pays. Il a attendu trois jours pour se mettre en route et a dû faire demi-tour 100 kilomètres plus loin, tétanisé par l’étendue des embouteillages et les pleurs de l’enfant à l’arrière. « Je lui disais de tenir bon. Je voulais que mon mari trouve d’autres moyens, qu’il aille au bout. Je n’arrive pas à concevoir qu’il ait abandonné, mais je n’étais pas là, je ne peux rien dire… » Elle ira donc elle-même chercher son bébé pour l’emmener chez sa sœur, danseuse en Allemagne, « par n’importe quel moyen ». « Toute la journée, chaque seconde, je réfléchis à comment faire. C’est seulement sur scène que j’arrête de penser. Quand j’entends la musique, que je vois la lumière et les costumes [elle fait claquer son index contre son pouce], là, instantanément j’entre dans un autre monde. Et alors je danse pour mon pays, mon armée, et ma famille. »
“Quand je suis seule à l’hôtel, je hurle. Tout le monde le sait ici.”
Loin de leurs proches, impuissants, la plupart refusent d’arrêter de danser. Le salaire gagné lors d’une tournée internationale est trop important, et le futur si incertain. Déjà amputée par les cas de Covid, la troupe de quarante-cinq danseurs n’en compte plus que vingt et un depuis le récent départ d’un couple reparti à Kiev en catastrophe pour rejoindre son bébé de 6 mois. Kateryna Didenko aussi aurait voulu rentrer. Mais sans la soliste, pas de réprésentation du ballet. Dans quarante-huit heures, le groupe rejoindra la Pologne en avion pour une nouvelle tournée organisée à la dernière minute par leur producteur pour repousser le retour des artistes en Ukraine. Kateryna Didenko n’y participera pas. En Pologne, elle sera remplacée au pied levé par une ballerine ukrainienne mariée au danseur qui incarne le jeune prince. La veille, il a passé la journée à chercher quelqu’un pour conduire son épouse et leurs deux filles vers l’ouest, jusqu’à la frontière polonaise. « Le chauffeur pouvait garder la voiture en échange. C’est l’un des prix de la vie alors que nous n’avons déjà presque plus rien, souffle Kateryna Didenko. Quand je suis seule à l’hôtel, je hurle. Tout le monde le sait ici. » Elle marque une pause. « Vous savez pourquoi mon fils s’appelle Taras ? C’est en hommage au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko. Il a écrit un vers qui dit : “L’ennemi qui vient en Ukraine avec une arme, sera tué par cette même arme.” Comprenez-vous à quel point nous sommes forts ? »
Dans une allée de la salle de Rouillac, un homme à moustache frappe dans ses mains à tout rompre entre chaque acte et traîne sa chaise pour se rapprocher petit à petit du devant de la scène. Il porte le kiptarik, le gilet sans manches des Carpates, et un grand drapeau ukrainien dans la main gauche...
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