Le monde de la culture est en première ligne dans la mobilisation contre la réélection d’Alexandre Loukachenko. Face à la répression, acteurs et musiciens inventent de nouvelles formes de résistance.
Minsk (Biélorussie).– Au cœur de Minsk, le théâtre Janka-Kupala, le plus ancien de Biélorussie, aurait dû fêter en ce mois de septembre son centième anniversaire. Mais ses portes sont closes, ses lumières désespérément éteintes.
Mi-août, quelques jours à peine après la réélection contestée d’Alexandre Loukachenko, le régime a limogé la direction du théâtre, en raison de son soutien au mouvement de protestation. Le désormais ex-directeur Pavel Latouchko, qui fut aussi ministre de la culture entre 2009 et 2012 du gouvernement de Loukachenko, est devenu l’une des figures de proue de l’opposition, menant actuellement des consultations dans différents pays européens. Les acteurs sont, eux, restés à Minsk, prenant le chemin de la résistance.
Le lieu où nous pouvons rencontrer des membres du théâtre nous est communiqué au dernier moment. À l’écart du centre-ville, au fond de la salle d’un restaurant, les acteurs Cristina Diobych, Oleg Garbrus et Sergei Chub nous attendent.
Leurs visages témoignent d’un mélange de lassitude, après plus d’un mois de mobilisation, et de radicalité encore accrue par la violence policière dans les dernières manifestations. « Il y a maintenant une nouvelle vague de répression : les artistes, les journalistes sont arrêtés et punis en les montrant à la télévision. Le pouvoir essaie de retrouver les leaders de la protestation », nous confie, inquiet, Oleg Garbrus.
À ses côtés, Sergei Chub tient à souligner que « le monde de la culture a été l’un des premiers à se rebeller contre Loukachenko. Le régime n’a jamais aimé ce secteur et ne croyait que dans le sport ». Les leaders de la contestation sont en grande partie issus du milieu culturel, comme la musicienne Maria Kolesnikova, emprisonnée la semaine dernière après avoir déchiré son passeport au moment où le régime tentait de l’expulser de force, ou encore l’écrivaine et prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch, désormais recluse dans son appartement.
Si le monde de la culture se mobilise tant, c’est pour faire éclater la chape de plomb qui pèse sur lui et sur tout le pays. Joint par téléphone, Pavel Latouchko nous le dit d’emblée : « Les artistes ne peuvent créer dans une prison, ce qu’est la Biélorussie de Loukachenko. Ils ne désirent qu’une chose : la liberté ! »
Les acteurs du théâtre Janka-Kupala nous décrivent la censure mise en place depuis l’arrivée au pouvoir de l’autocrate, il y a vingt-six ans. « Avant chaque spectacle, il y a une commission du ministère de la culture qui vient contrôler le contenu et enlever les passages jugés provocants. Nous sommes obligés de réécrire des scènes entières si l’on veut pouvoir se produire. Récemment, nous avons même dû enlever un personnage, car il avait le même prénom, Kolia, que le fils de Loukachenko », témoignent Oleg Garbrus et Cristina Diobych.
C’est cette censure qui a conduit à l’exil de nombreux artistes. Le Belarus Free Theater (le Théâtre libre de Biélorussie) est ainsi installé depuis 2005 à Londres, où la compagnie a bénéficié du soutien du dissident et dramaturge tchèque Vaclav Havel.
La pression sur le monde culturel est aussi économique. Devant l’Opéra Bolchoï de Minsk, dont il est l’un des directeurs musicaux, le chef d’orchestre Aleh Lessoun nous explique qu’« actuellement, un chanteur de l’Opéra gagne environ 200 euros par mois, et un chef d’orchestre 230 euros. Et certains musiciens ne dépassent même pas les 150 euros. C’est une volonté politique que les professions artistiques soient parmi les moins bien payées dans le pays ». Le revenu mensuel moyen en Biélorussie est, selon la Banque mondiale, de 400 euros.
Les artistes de la Philharmonie sont obligés de vendre eux-mêmes une partie des billets de concert, car leur rémunération dépend du nombre d’entrées… Elena Degtiarova, qui enseigne le cymbalum, l’instrument traditionnel biélorusse, à l’école de musique de Minsk, soupire : « Pour nourrir sa famille, un artiste doit faire trois à quatre métiers. Et c’est encore plus dur pour les femmes. »
Sans compter que depuis le début de la contestation, les artistes protestataires sont dans le viseur. Le gouvernement trouve toutes les mesures de rétorsion possibles. Le baryton Ilya Silchukov a refusé la médaille que voulait lui décerner le gouvernement : « Dès lors, tous mes engagements ont été annulés. Je garde juste mon poste au sein de la troupe de l’Opéra, et je n’arrive à vivre que grâce à mes engagements à l’étranger. »
Mais ces faibles rémunérations ont aussi eu un impact que le régime n’envisageait pas. Cette pression économique n’a fait que mobiliser encore davantage les artistes, qui n’ont pas peur de perdre des emplois si faiblement rémunérés. D’autant que la solidarité se met en place, comme on le voit avec les acteurs du théâtre Janka-Kupala, désormais privés de ressources. « Même mon dentiste m’a dit : “Pour les révolutionnaires, la consultation est gratuite !” », nous glisse Oleg Garbrus.
Il y a derrière ce soulèvement du monde culturel un enjeu idéologique. Les artistes veulent remettre à l’honneur la culture et la langue biélorusses. « Loukachenko a mis de côté tout ce qui précédait le communisme. Pour lui, la Biélorussie commence avec la période soviétique. Or nous avons une histoire de plusieurs siècles. Il nous faut revenir à ces racines », nous explique Aleh Lessoun.
Chercheur au think tank Belarus Security Blog, Zmicier Mickiewicz souligne ce qui, selon lui, est l’un des points déterminants du clivage entre les artistes et le pouvoir : « Le régime est encore dans l’esprit soviétique et les artistes se sentent eux principalement biélorusses. Ils ont des valeurs totalement opposées. Loukachenko a détruit le patrimoine historique du pays : des bâtiments magnifiques ont été remplacés par des hôtels ou des immeubles de bureaux. Alors que le régime est cantonné dans le présent, les artistes veulent se nourrir du passé et inventer le futur. »
Une culture fédératrice
Depuis le début de la contestation, les chanteurs, aussi bien classiques que pop, multiplient les clips en langue biélorusse. L’ancien drapeau du pays, rouge et blanc, est devenu le symbole du mouvement.
N’y a-t-il pas un risque de tomber dans une dérive nationaliste, mettant notamment de côté la minorité russe du pays ? « C’est une fierté d’être biélorusse, mais nous respectons les différences. Nous ne sommes pas dans une dérive ultranationaliste », veut nous rassurer le producteur Alexandre Chahovski, que nous retrouvons à une dizaine de kilomètres de Minsk, en pleine campagne. Il y organise en toute discrétion le tournage de clips musicaux réunissant des chanteurs amateurs et professionnels : « Nous enregistrons les chansons de pays frontaliers, pour sensibiliser les autres nations au sort biélorusse. »
À deux jours de la rencontre entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko se déroule le tournage d’une chanson traditionnelle russe. Le clip sera ensuite...
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