Pour nourrir la machine du streaming, les maisons de disques signent à tour de bras et jettent les musiciens après parfois seulement un album, une fois la tendance retombée. Pour vivre des carrières moins éphémères, beaucoup pensent aujourd’hui leur gagne-pain dans l’indépendance plutôt que dans l’industrie.
«Kleenex», le mot devait être prononcé le mois dernier, au MaMA, pour désigner les musiciens que la profession happe puis largue aussi vite. La conférence sur la question «Comment durer comme musicien ?» a été annulée, comme la totalité du «festival & convention» qui trace, chaque automne à Paris, un panorama du secteur. On sait qu’il est dévasté par la crise sanitaire. Mais pour les artistes, les difficultés ne datent pas de cette année. Alors que l’industrie se goinfre de nouvelles têtes, au rythme effréné des tendances, les musiciens sont écartelés entre la nécessité de structurer un gagne-pain et les sirènes de la célébrité, au risque d’être jetés comme des mouchoirs en papier.
Dur de durer, dans cette galaxie constellée d’étoiles filantes et de trous noirs qui engloutissent des carrières éphémères. Des stratégies s’imposent. C’est particulièrement vrai dans le fourre-tout des «musiques urbaines», où Chinese Man s’accroche depuis quinze ans, un âge vénérable que le trio marseillais devait fêter début octobre, chez lui, à la Fiesta des Suds, si elle n’avait pas été annulée. «On fêtera quand on pourra fêter», soupire Fred Maigne. Présent dès le début de l’aventure, manager du groupe et du label Chinese Man Records (Taiwan MC, Scratch Bandits Crew…), il décrit l’idée : «Il ne s’agissait pas de faire de la musique pour être connus, mais bien de construire un projet. Nous avons avancé doucement, sans brûler les étapes, en se disant toujours qu’il y aurait une suite, et c’est une éthique artisanale que nous avons appliquée à tous les artistes du label.» Un artisanat conçu selon le fameux «modèle 360» qui consiste à accompagner des carrières en maîtrisant toutes les étapes, artistiques (de l’enregistrement au clip) ou économiques (de la promotion au booking des concerts). «La longévité de nos artistes devient un motif de fierté», poursuit Fred Maigne pour qui «quand on s’affranchit du style qui marche sur le moment, on vend moins mais on dure plus longtemps».
«Il leur faut de la viande fraîche»
Des paris à court terme sont engagés sur des artistes de plus en plus jeunes, parfois encore mineurs comme le rappeur David Okit dont le premier single (2019) était justement titré… J’ai signé : «Premier contrat j’étais mineur /J’envoyais freestyle sur Twitter /Mais aujourd’hui c’est terminé /Car j’ai signé chez Polydor.» Au Snep (Syndicat national de l’édition phonographique), qui représente une cinquantaine de maisons de disques et labels indépendants, ainsi que les majors Universal, Warner, Sony BMG et EMI, on communique un chiffre : en 2019, 142 «nouveaux talents» ont été signés alors qu’ils n’étaient que 98 en 2015, soit une hausse de 45 %. Le marché de la musique enregistrée n’étant pas extensible dans cette proportion, malgré l’essor du streaming, cette éclosion s’est nécessairement produite au détriment d’artistes poussés vers la sortie. Alors qu’ils étaient généralement établis pour un album et deux autres en option, les contrats actuels en incluent souvent un seul… Parfois, ils se contentent de singles et conditionnent l’album à leur réussite. Les majors ont les épaules pour signer à tour de bras, puis lâcher ceux qui ne cartonnent pas.
C’est la «politique Kleenex» dénoncée par Philippe Gautier, secrétaire général du Snam-CGT (Union nationale des syndicats d’artistes musiciens) qui devait organiser la conférence du MaMA. «Au temps du disque physique, en étant correctement diffusé, on pouvait gagner de l’argent sur le moyen ou le long terme et le producteur s’y retrouvait lui aussi, observe-t-il. Avec le streaming, ceux qui sont au sommet rapportent beaucoup mais tous les autres ne ramassent que des cacahuètes. Les producteurs renouvellent donc rapidement leurs artistes, pour trouver celui qui sera rentable. Il leur faut de la viande fraîche.» Mais son constat est à relativiser, dans un secteur où tous les cas sont particuliers. «La tendance au renouvellement n’est pas dictée par les labels mais par le public lui-même, sous l’influence des réseaux sociaux qui créent un effet zapping», dit David Commeillas, directeur artistique chez Chapter Two (Hyacinthe, Sein, Zoufris Maracas), label de Wagram qui fait le pari de carrières pérennes pour rentabiliser l’investissement initial. Cette précarité est de toute façon intégrée par la nouvelle génération. A un responsable de label qui lui proposait un développement sur cinq ans, un jeune rappeur répliqua : «Mais dans cinq ans, j’aurai fini ma carrière depuis longtemps !»
«Le talent ne suffit pas»
La vision pyramidale, qui veut que l’ambition du musicien soit d’accéder au sommet pour y trouver la gloire, ne correspond pas à une réalité terre à terre : le «métier» s’envisage moins dans l’industrie que dans l’indépendance, et moins dans les Zéniths que dans les salles sous les 200 places (75 % du maillage en France). Grégoire Vaillant gravissait la pyramide. Moongaï, son duo électro-pop créé avec Eva Ménard, s’était aguerri sur la scène nantaise avant de signer chez Warner, pour trois albums et un quatrième en option - «On réalisait un rêve de gamins», admet-il. Mais après la sortie de Cosmofamille en 2013, le couple a cassé son contrat. «Nous devions négocier dès qu’on voulait continuer nos créations avec le théâtre, l’image ou la radio, sans compter nos participations dans plusieurs formations.» Leur modèle économique est désormais fondé sur la diversification, explique Grégoire Vaillant, collaborateur de 20Syl (Hocus Pocus) ou DJ Snake, compositeur pour l’image et producteur dans son propre studio : «C’est comme ça que je gagne mon indépendance et que je peux réaliser librement mes propres créations. Encore faut-il faut être un bon professionnel, travailler vite et bien, répondre à des problématiques… Le talent ne suffit pas.»
Désireux de transmettre ce modèle, Grégoire Vaillant intervient à Trempolino, association nantaise dont l’un des programmes est dédié au développement de carrière d’une cinquantaine de musiciens. Son directeur, Olivier Tura, décrit : «Depuis quatre ou cinq ans, les artistes sont signés de plus en plus tôt, même quand ils ne sont pas prêts pour le live, les labels et majors donnant la priorité au streaming et au clip. Notre rôle est de développer leurs compétences pour qu’ils puissent rebondir quand le projet pour lequel ils ont été repérés se casse la gueule, ce qui est souvent le cas. Bâtir une carrière, ça passe aussi par des opportunités dans les champs du cinéma, de la publicité, du jeu vidéo, du design sonore, de l’enseignement ou de l’action culturelle.» Exemple avec Sébastien Llado : leader de groupes de jazz, sideman pour Archie Shepp, De La Soul et Grand Corps Malade, il compose pour des documentaires et enseigne au conservatoire de Montreuil. «J’ai diversifié mon activité par goût, puis c’est devenu une nécessité pour me maintenir à flot. Parfois, je deviens même mon propre producteur, chargé de diffusion, ingénieur du son… au point de ne plus avoir le temps de travailler mon instrument», dit-il en estimant : «La réussite, c’est 90 % d’administratif contre 10 % de talent et de pugnacité.»
«Un projet de vie»
L’entrepreneuriat est un concept assimilé dans les musiques urbaines, qui s’enorgueillissent de la réussite économique de modèles indépendants, à l’image de PNL. L’artiste serait un businessman comme un autre, si l’on en juge les formations incluant du marketing et du management pour que les «musiciens-entrepreneurs» puissent se défendre sur un marché concurrentiel. Directeur de...
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