La destruction imminente du Centre dramatique national, voulue par le maire Christian Estrosi, suscite une polémique.
C’est une histoire de politique culturelle, mêlée de considération urbanistique qui fait penser au film d’Eric Rohmer L’arbre, le maire et la médiathèque (1993). Mais dans une version XXIe siècle. Nous ne sommes plus dans un village où un élu est prêt à sacrifier un arbre centenaire pour construire une médiathèque mais dans une ville où l’édile veut détruire un théâtre pour végétaliser un quartier. Christian Estrosi ne peut plus le voir en peinture, le Théâtre national de Nice (TNN). Et il ne s’en cache pas.
En ce lundi 14 février, accompagné de Muriel Mayette-Holtz, directrice du TNN, le maire longe cet édifice contemporain qui abrite depuis 1989 le Centre dramatique national (CDN) Nice-Côte d’Azur. Il commente : « Pot de yaourt moche positionné n’importe comment », « verrue qui tourne le dos à la mer », « symbole d’un urbanisme loupé », ce bâtiment octogonal recouvert de marbre de Carrare, Christian Estrosi n’en veut plus dans sa ville. En lieu et place de ce « machin », il y plantera des arbres pour prolonger la promenade du Paillon – « sa » coulée verte appréciée des Niçois, qui s’étend pour l’heure de la promenade des Anglais au théâtre.
Parallèlement, il s’engage à « redéployer l’offre de spectacle vivant ». Nature contre culture ? « Non, nature et culture », rétorque Estrosi, qui veut en finir avec le « béton hideux » des années 1980, époque Jacques Médecin. Et ce ne sont ni les quelques milliers de pétitionnaires, ni les opposants politiques de tous bords choqués de la future disparition de ce lieu de culture, ni la tentative – avortée – d’un recours devant le tribunal administratif qui l’arrêteront. Le calendrier a été conduit « au pas de guerre » et « sans étudier de projet alternatif », considèrent les élus de l’opposition.
Le TNN a donné son ultime représentation le 8 janvier, le permis de démolir a été accordé le 19 janvier et, dès le 20 au matin, l’accès au théâtre a été condamné par des palissades en tôle. Désormais barricadé, gardé par des agents de sécurité, vidé de son millier de fauteuils et de son matériel technique et scénographique, il est voué à disparaître.
« Victime collatérale »
Cette destruction d’un centre dramatique national, la première du genre, a obtenu, le 2 décembre 2021, le feu vert de la ministre de la culture. Tout en reconnaissant que « l’éclatement du CDN constitue une réelle contrainte par rapport aux conditions existantes », Roselyne Bachelot a validé l’argumentaire urbanistique et financier du maire : le bâtiment nécessiterait des travaux de mise aux normes évalués entre 12 et 18 millions d’euros. Estimant que le bâtiment conçu par Yves Bayard « est la victime collatérale d’une époque où les mauvaises questions en matière d’urbanisme étaient nombreuses », l’architecte des bâtiments de France a également donné son accord, le 18 janvier. « Depuis l’élection de Macron à l’Elysée, rien ne nous a été refusé. Rien ! », se vante Christian Estrosi, ex-LR soutenant la réélection du président de la République.
Muriel Mayette-Holtz, nommée en novembre 2019 sans avoir connaissance du projet de démolition, vit très bien ce futur déménagement et soutient sans réserve le « projet ambitieux » du maire. Le projet d’extension de la coulée verte aurait déjà, selon elle, un impact sur l’activité immobilière. « Le prix du mètre carré augmente pour les appartements qui longent ce futur corridor écologique », se félicitent le maire et la directrice. Tous deux ont adapté leur vocabulaire pour présenter ce « grand projet urbanistique et culturel », qui comporte aussi la destruction du palais des congrès Nice-Acropolis. Le théâtre n’est pas « démoli » mais « déconstruit », insiste Christian Estrosi. Il ne ferme pas mais « part en voyage sur le territoire », défend la comédienne et metteuse en scène.
Il faut désormais un plan de la ville pour comprendre où se déroulent les spectacles du TNN. La programmation a été répartie sur cinq scènes (Opéra de Nice, Deuxième scène La Diacosmie, Forum Nice Nord, théâtres Francis Gag et Lino Ventura) en attendant la livraison de trois nouveaux équipements. Le 26 avril ouvrira la salle des Franciscains (300 places) dans le Vieux Nice, puis, le 20 mai, celle du théâtre éphémère La Cuisine (600 places), à l’ouest de la ville dans la plaine du Var, et, en janvier 2023, l’espace Iconic (500 places dans un programme immobilier privé financé par la Compagnie de Phalsbourg), à côté de la gare. Enfin, à l’horizon 2026, le TNN devrait disposer d’une grande salle « de prestige » de 800 places dans le futur Palais des arts et de la culture, nouvelle appellation du Palais des expositions lorsqu’il sera requalifié. « Les usagers du TNN et les professionnels du spectacle suivront-ils et le label CDN survivra-t-il ? », s’interroge Hélène Granouillac, élue municipale écologiste.
Ne dites pas à Muriel Mayette-Holtz que plus aucun lieu ne portera le nom de TNN. « Ce n’est pas un sujet », balaie-t-elle. Le « siège social » du CDN s’installera dans l’ancien hôtel l’Aigle d’or, contigu à la salle des Franciscains, et comprendra bureaux, salles de répétitions et studios pour des résidences d’artistes. « La réhabilitation du couvent du XIIIe siècle des Franciscains, au cœur de Nice, c’est un cadeau », s’émerveille la directrice. L’ex-administratrice générale de la Comédie-Française n’hésite pas à comparer le choix d’un TNN multisites à cette prestigieuse institution. « Le Français n’a-t-il pas trois lieux à Paris, la salle Richelieu, le Vieux-Colombier, le Studio-théâtre ? »
« Gabegie d’argent public »
Cet effet domino du paysage théâtral niçois a bien évidemment un coût : de la démolition du théâtre à l’extension sur huit hectares de la coulée verte confiée aux architectes Alexandre Chemetoff et Joao Luis Carrilho da Graça, de la réhabilitation des Franciscains à l’installation de La Cuisine, 90 millions d’euros sont nécessaires (dont 37, 8 millions issus du plan de relance Etat-Région). Il faudra y ajouter le financement de la salle du Palais des arts et de la culture – dont le montant « n’est pas encore établi », indique-t-on à la mairie. Actuellement, le budget annuel du CDN atteint 3,9 millions d’euros (dont plus de 1,5 million financé par l’Etat). Sa répartition dans plusieurs lieux aura automatiquement des répercussions sur les coûts de fonctionnement et de personnel.
« C’est une faute budgétaire impardonnable, une gabegie d’argent public », fustige Eric Ciotti, éternel rival du maire. Pour le député LR et vice-président du département des Alpes-Maritimes, ce projet auquel « l’Etat se soumet pour des raisons politiques » est aussi une « faute culturelle » : « On détruit un théâtre récent qui fonctionnait, qui avait une âme et avait déjà été rénové en 2011. » Quant à l’argument de la « forêt urbaine » brandie par le maire, il fait sourire tout autant Eric Ciotti que les élus écologistes. « On démolit le TNN mais pas le parking souterrain. On ne plante pas des arbres sur une dalle de béton, au mieux on végétalise. Avec 4 000 mètres carrés d’emprise au sol, l’espace libéré par le théâtre ne représente que 3 % de la superficie de la coulée verte, sa disparition est disproportionnée », argumentent-ils. « Il n’y a plus que la justice pour arrêter cette course en avant », considère Eric Ciotti, qui a accordé, « de son plein gré », une subvention de 10 000 euros à l’Association de défense de la promenade des Arts, créée par le scénographe Michel Cova et Martine Bayard, la fille et l’ayant droit de l’architecte Yves Bayard, mort en 2008.
C’est ce dernier qui imagina cette imposante réalisation du Centre dramatique national Nice-Côte d’Azur et du Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice (Mamac). En reliant les deux bâtiments par une esplanade surélevée, l’architecte entendait « mêler de manière indissociable arts plastiques et arts vivants ». Mais seul le Mamac va survivre au plan « estrosiste ». Martine Bayard a appris par la presse, au printemps 2021, le projet de démolition. Elle tente depuis de défendre l’intégrité de l’œuvre de son père : « Ma cause n’est ni politique ni financière mais patrimoniale. Je ne suis pas contre la verdure mais contre la mise à mal dogmatique d’une unité architecturale. »
Christian Estrosi se vante, lui, de « déconstruire le vilain pour faire apparaître le beau » et s’active à défendre la candidature de Nice pour devenir Capitale européenne de la culture en 2028. Celui qui, il y a quelques années, disait « rêver d’être un jour ministre de la culture », entend désormais faire de sa ville « la cité de l’art de vivre » où, à l’image de Prague, Vienne ou Salzbourg (autant d’exemples dont il se réclame) , « la culture est un axe majeur ». « Il mélange culture et événementiel. Les lieux d’implantation deviennent anecdotiques, il fait fi du lieu central emblématique qu’était le TNN », souligne David Nakache, président de l’association Tous citoyens ! et candidat sur la liste Viva ! (divers gauche) lors des dernières municipales.
Elargir la saison
Si l’opposition politique s’est fait entendre, le milieu culturel est, lui, resté muet. Seul le metteur en scène Daniel Benoin, ancien directeur du TNN (de 2002 à 2013) et désormais à la tête du théâtre Anthéa à Antibes, accepte de parler pour défendre le projet de la mairie. « Je n’ai pas de nostalgie à voir disparaître ce bâtiment. Si tout le monde tient ses promesses, l’expérience de multiplier les lieux peut être intéressante et réinventer le CDN », estime ce proche de Christian Estrosi. Avec à peine six mille abonnés (deux fois moins qu’à Anthéa), le TNN se doit, reconnaît Muriel Mayette-Holtz, « de conquérir de nouveaux publics » et « d’attirer des jeunes » .
« Il ne faut plus seulement être tourné sur les abonnés et les locaux », avance Christian Estrosi, qui table sur le tourisme culturel et souhaite aussi...
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