Un an après une longue grève, les des plus rudes qu'a connu le théâtre public, des salariés du Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, ont vivement réagi au récent article publié, dans Le Monde intitulé "Le théâtre à mal à ses ressources humaines".
Voici le texte publié sur leur page Facebook.
Salarié.e.s du Théâtre de La Commune en lutte
Réponse des Salarié.e.s du Théâtre de La Commune en lutte à l'article de Laurent Carpentier... 🙃
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▪️L'article de Laurent Carpentier intitulé "Le théâtre a mal à ses ressources humaines" paru dans Le Monde le 26 décembre 2019 possède, de prime abord, tous les signes de la juste mesure. En effet, Monsieur Carpentier a enquêté. Mais, manque de chance, sur sa route il n’a croisé que des directions : pas un.e salarié.e... En presse, on appelle cela un "angle" pour regarder le monde.
Ici, il se regarde d’en haut.
Et qu’y voit-on ? Beaucoup de souffrance. Marie-José Malis, ainsi, est "épuisée", et le théâtre public "a mal".
On sent bien que c’est grave. A qui la faute ? Dans le monde de Monsieur Carpentier les choses sont, en fait, assez simples. Il y a les artistes vertueu.ses.x, dédié.e.s à l'Art — le leur et plus généralement tout l’Art — et il y a des salarié.e.s que l’on devine (car ils ne parlent pas), poussiéreu.ses.x, d’un autre temps, le code du travail à la main, indifférent.e.s à la Création, obtu.se.s, qui veulent toujours de la "négociation".
"On a été et on est toujours naïfs et romantiques", affirme Marie-José Malis. C’est vrai. Ils ont cru, raconte Monsieur Carpentier, "toucher le Graal : un lieu et des moyens pour faire exister leur travail à grande échelle au service du plus grand nombre !". Mais voilà : on ne leur avait pas dit toute la vérité et, notamment, le cauchemar qui les attendait : des espaces pour travailler, des moyens pour créer, des équipes formées… On ne leur a pas permis d’aller au bout de leurs rêves. Qui ? des salarié.e.s, des permanent.e.s qui ne sont "ni naïfs ni romantiques".
On est un peu désolé.e qu’au cours de son enquête, Monsieur Carpentier, n’ait trouvé aucun.e salarié.e dans toute la France pour témoigner de la réalité de la souffrance au travail, des humiliations, des vexations, mais aussi, pourquoi pas, puisqu’on parle des directions, des échelles de salaires (naïves et romantiques), des gratifications réelles et symboliques (naïves et romantiques), etc...
Car que dit l’article de la "souffrance au travail" ? Que c’est une "formule […] dans l’air du temps [que l’on retrouve] à tous les étages".
De cette "formule", réduite à un phénomène de mode, on ne saura rien. Quelles sont ces formes, ces conséquences ? Tout cela reste bien mystérieux. Peut-être même que cela n’existe pas ? La seule personne vivante qui souffre dans l’article, c’est Marie-José Malis "épuisée", et un peu aussi Philippe Quesne et Rodrigo Garcia…
Marie-José Malis qui s'exprime ainsi p57 du livre de Joëlle Gayot « Centres dramatiques nationaux : Maisons de l’art, du peuple et de la pensée » (Les Solitaires Intempestifs) : « Il y a une force d'inertie dans les CDN. Nous arrivons sans la capacité d’apporter nos propres collaborateurs, puisqu’il y a des équipes constituées. J’ai été, au début, terrifiante pour mes équipes. J’ai pris la parole en expliquant que je ne savais pas si le théâtre existait, si le CDN méritait de continuer…Moi je mets le CDN en crise par tous les bouts… ».
Mais toutes les directions de CDN se sentent-elles vraiment représentées par les exemples cités dans l’article ? Car une chose est de prendre acte de l’évolution des métiers, des tensions de l’institution, du théâtre public qui "a mal à ses ressources humaines", une autre est de valoriser certaines pratiques, celles des managements pathogènes, des mépris aristocratiques pour l’activité nécessairement parasitaire, incompétente et rétive des non-artistes. Car nulle part dans l’article Il n’est fait état de l’importance de ce qu’accomplissent ces salarié.e.s, de leurs engagements, de ce qu’il adviendrait de ces lieux publics sans leur travail. Ils et elles ne sont qu’une charge, un poids, un frein...
Toutefois, la faute n’est pas seulement celle des salarié.e.s, reconnaît magnanime Monsieur Carpentier.
Le dysfonctionnement est plus profond. L’institution est en cause. Les "maisons" ne sont pas adaptées — sinon les toutes grosses qui ont les moyens d’avoir des RH à plein temps pour "négocier". Elles sont archaïques, à l’image des salarié.e.s, chronophages, immobiles, froides.
Il faut que ça bouge, de la chaleur. Les artistes voudraient rendre ces lieux brûlants. Ils ne le peuvent pas : les salarié.e.s ont des soucis de thermostat...
Qu’attend-on, dès lors, pour mettre tout cela en marche vers le nouveau monde ?
M. Carpentier a sa solution. C’est un peu toujours la même cela dit, quelques artistes, premiers de cordée, sont présentés en modèles du futur, avec des lieux cousus sur mesure : "Ainsi voit-on des Caroline Guiela Nguyen, des Julien Gosselin, des Sylvain Creuzevault prendre petit à petit la tangente vers des "tiers-lieux", des "fabriques"".
Peut-être serait-il d’ailleurs intéressant de leur demander, à eux trois, ce que cela leur fait d’être devenu l’alibi des futures dérégulations du service public (à qui ils doivent tout de même un peu de leur carrière). Car in fine c’est bien de cela qu’il s’agit casser le service public.
Opposer à ces "maisons" trop lourdes et encore contrôlées, des "prototypes" expérimentaux (c’était le mantra de Marie-José Malis à la tête du Syndéac…), libérés de l’histoire des politiques publiques culturelles, des start up, éphémères et performantes, pour quelques artistes élu.e s…
"À nouvelle époque, nouveaux concepts", soutient Monsieur Carpentier et l’on sent bien tout le poids du concept… Marie-José Malis, poursuit, "inquiète", (précise Monsieur Carpentier) : "Pourquoi s’embêter avec des théâtres où c’est compliqué et où les artistes n’arrivent pas à faire la différence ?". C’est vrai, tant d’embêtements... personne ne mérite cela. On comprend en filigrane qu'après avoir quitté ses fonctions au Syndeac, comme nous l'apprend Monsieur Carpentier, certainement Marie-José Malis ne re-candidatera pas (son mandat s'achève dans quelques mois) à la direction du CDN ? Elle stoppera alors son épuisant sacerdoce. Le temps des embêtements n’a que trop duré, celui des sacrifices aussi. Que revienne ainsi le temps de la vie en compagnie, naïve et romantique, qui était autrement émancipante que ce "heurt avec le réel" du salariat, des équipes et de l’histoire de la décentralisation et des services publics.
À ce propos, pourra-t-on aussi parler, un jour, de la sacralisation en cours de la "vie en compagnie", avec son lot d’imagerie (la passion, l’oubli de soi, la légèreté, la flexibilité, la fluidité) qui vient masquer ce qu’elle signifie aussi de vies sacrifiées, de corvéabilité, de ruptures unilatérales des contrats, de précarité etc...?
Également, sur son chemin, Monsieur Carpentier qui a des idées originales d’enquêteur a rencontré Jack Lang. Lui-même estime que cela fait beaucoup toutes ces équipes de permanent.e.s. Il trouve chez Jeanne Laurent l’inspiration : "Pour elle, les CDN, qu’elle a créés, c’était : un chef de troupe et basta !"
Jeanne Laurent pour justifier un plan de licenciement, c’est osé mais après tout pas moins que de se réclamer du CNR pour détruire nos retraites.
Dans le monde de Monsieur Carpentier, il y a donc des" questions iconoclastes", que l’on se pose tout bas dans les couloirs (la terreur que font subir les salarié.e.s est si vive…) mais que Monsieur Carpentier lui ose poser tout haut : "Donner à ces théâtres les moyens de vivre selon le modèle établi ou dire qu’il y en a trop et redistribuer la manne financière ?" On sent bien que le "modèle établi" fait trop ancien monde. Il faut en finir avec sa bureaucratie… Il faut libéraliser tout cela — et peu importe, alors, que la néolibéralisation toujours menée au nom de la lutte contre la bureaucratie soit le levier de toujours plus de bureaucratie.
On le savait, à vrai dire : Monsieur Carpentier est de parti pris. Il nous avait déjà offert, il y a plus d’un an une enquête sur La Commune d’Aubervilliers pendant la grève : une petite merveille de complaisance narrative pour le discours directorial.
Mais cela, on s’en moque un peu.
Plus grave est le projet politique qu’il poursuit. Car son travail n’a pas pour seul dessein la défense de Marie-José Malis, de son art, de sa naïveté et de son romantisme. Il est énoncé dès le chapeau de l’article : "le combat est à couteaux tirés entre la liberté de création et le droit du travail".
C’est là où subrepticement, insidieusement se loge le danger. Fonder de toute pièce une opposition artificielle entre deux principes qui ne sauraient pourtant s’opposer. C’est tout le projet macroniste : créer d’artificielles antinomies, rendre naturelles des oppositions qui n’existent pas, faire jouer l’une pour broyer l’autre.
Car ce n’est que dans la tête des fanatiques néolibéraux que la liberté de création et le droit du travail s'affrontent. Cela c’est de la propagande qui recycle des vieux clichés sur l’art. C’est, à vrai dire, très "ancien monde" d’opposer la bohème romantique et naïve aux protections et droits de celles et ceux qui travaillent. Celles et ceux qui travaillent ce sont aussi les artistes !
La contradiction n’est donc pas entre la liberté de création et le droit du travail. Elle est entre celles et ceux qui font de la création le levier pour détruire le droit du travail et celles et ceux qui savent que l’un et l’autre, contrairement à ce qu’annonce l’idéologie dominante, se renforcent et se nourrissent. C’est cette contradiction que nous souhaitons faire vivre. Celle qui oppose l’intérêt général aux petits bénéfices particuliers, même transcendés par la "naïveté et le romantisme"...
Les Salarié.e.s du Théâtre de La Commune en lutte
Précision (article mis jour le 6 janvier à 16h28) :
Culturelink a reçu ce jour à 15h30 le message suivant, provenant d'une salariée du théâtre. Nous le reproduisons ci-après :
Je me permets de vous écrire car j'ai vu ce matin que vous avez relayé sur votre site internet une publication FB des "Salarié.e.s du Théâtre de La Commune en lutte".
Vous titrez votre article comme ceci : Les salariés du Théâtre de la Commune indignés ! Il me semble important de préciser que cette prise de parole est celle de quelques personnes de l'équipe réunis (4 ou 5 sur une trentaine de salariés) sous la page Facebook "les salariés de la commune en lutte".
Cela ne reflète en rien le ressenti de la majeure partie de l'équipe. Nous avons été plusieurs salariés, non "indignés" a avoir été heurtés par votre formulation, nous qui œuvrons chaque jour à défendre le projet du théâtre.
Que certains souffrent, c'est certain, mais la souffrance n'a pas forcément les sources et les causes que l'on nous souffle à l'oreille. [...]
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