L’année 2022 sera celle de la frénésie numérique dans la culture, analyse dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
Chronique. La réalité virtuelle était un gadget dans la culture et elle ne l’est plus. Elle était méprisée par ses acteurs, ils ne pensent qu’à ça, espérant élargir leur public et en tirer de l’argent frais. Le numérique, porté par les GAFA comme par des start-up, contamine à la vitesse grand V le royaume de l’original – monuments de pierre, tableaux de peinture, chanteurs de chair. Cette année est un tournant dont le symbole sera le film Avatar 2, le bien nommé, de James Cameron, dont la sortie en salle est prévue pour le 14 décembre.
Le Covid-19 et son lot de confinements ont donné un coup de fouet à cet engouement. Le public a été abreuvé de contenus culturels numériques tandis que des entreprises peaufinaient des projets désormais concrétisés. Pas moins d’une quarantaine d’expositions immersives sur Van Gogh viennent d’avoir lieu aux Etats-Unis.
Le numérique dans la culture peut être pédagogique ou ludique, en appoint ou central, jouant de l’émotion ou de la révélation. Le client est chez lui ou dans un lieu spécialisé, dirigé ou libre. On parle moins d’exposition ou de spectacle que d’expérience. « Immersif » et « participatif » sont des mots à la mode, non sans opportunisme, tant ils collent à une préoccupation du moment : le public, et non plus l’œuvre, est au cœur de la démarche. Le héros, c’est lui.
Les formats « immersifs » sont multiples. Le plus répandu consiste à immerger le public dans des images de pixels sur une musique émotionnelle. Il fait le succès de L’Atelier des lumières à Paris – Cézanne et Kandinsky depuis le 18 février. Ou de « L’Odyssée sensorielle », avec odeurs, jusqu’au 4 juillet au Muséum d’histoire naturelle, à Paris. Des expositions virtuelles permettent aussi de reconstituer un site disparu : « Cités éternelles » a été pionnière, en 2016 au Grand Palais, en faisant revivre les ruines de Palmyre (Syrie), détruites par l’organisation Etat islamique.
La clé du coût
Il y a enfin les expériences où le spectateur porte un ordinateur sur le dos et un casque de réalité virtuelle sur les yeux afin d’être plongé dans un monde inconnu. Des tas d’institutions culturelles y pensent tant le format est spectaculaire. Elles suivent de près ce qui se passe autour de Notre-Dame, star du moment tout en dessinant un paysage du futur. « Eternelle Notre-Dame », en place sous le parvis de la Défense, puis à l’automne dans un parking jouxtant la cathédrale, permet de s’immerger dans le chantier en 1240.
Sur le même sujet, la crypte de la cathédrale propose cinq minutes virtuelles à partir du jeu à succès Assassin’s Creed, d’Ubisoft. Qui annonce encore, lors de la sortie du film de Jean-Jacques Annaud, Notre-Dame brûle, le 16 mars, un escape game : vous aurez une heure pour trouver la couronne d’épines et sortir de la cathédrale ou alors vous cramez – 600 espaces dans le monde présenteront ce jeu.
Certains sont persuadés que ces spectacles proches du cinéma vont se répandre dans les deux ans qui viennent. Et que des centaines de millions de personnes, munies d’un casque personnel, les achèteront bientôt à la maison comme on achète un film sur Netflix.
Encore faut-il trouver le modèle économique. On n’y est pas. L’écueil n’est pas de « savoir faire », mais le coût. Reconstituer Notre-Dame, c’est cinq mille heures de travail. Aussi le ticket d’entrée d’un spectacle immersif est souvent élevé, de 13 à 30 euros. Parions que l’industrie trouvera vite la clé du coût. Plus complexe est de trouver un sujet duplicable dans le monde entier et sur une longue durée (comme un film) afin de faire payer un large public.
Imaginons deux amis, l’un à Hongkong et l’autre à Stockholm, se donner rendez-vous, avec leur casque, dans le métavers du Louvre (ouvert toute l’année, 24 heures sur 24) et discuter par l’intermédiaire de leur avatar devant Les Noces de Cana. Pas d’avion à prendre, pas de file d’attente, pas de risque de pandémie, juste un ticket à acheter, dont la moitié récupérée par le Louvre. C’est techniquement faisable, mais est-ce opportun alors qu’une plate-forme de Google permet déjà d’explorer gratuitement les salles de 1 500 musées au monde ? Pas sûr, répondent les spécialistes, pour qui le virtuel n’a aucun intérêt à reproduire le réel. Il doit proposer autre chose. Un « autre chose » guidé par la rentabilité.
Des expériences artisanales vont se multiplier, mais au modèle économiquefragile, imaginées par des entreprises souvent françaises – Emissive, Iconem, BackLight, Ubisoft, Vrroom… Deux projets s’annoncent en ce sens, pilotés par Grand Palais immersif : une exploration de La Joconde à partir du 10 mars au Palais de la Bourse à Marseille, et une exposition sur Venise en septembre dans un espace au sein de l’Opéra Bastille, à Paris.
Mais l’offre sera archi-dominée par des expériences ludiques et lucratives, orchestrées par les GAFA, l’industrie d’Hollywood et celle du jeu vidéo. La culture y aura sa place, pas comme sujet, comme décor. Les quelque 1 300 start-up américaines actives dans la réalité virtuelle ont le divertissement comme cible. La plate-forme de jeux Roblox accueille le métavers de Paris Hilton, où la star et héritière fait danser des gamins moyennant dollars. Disney réfléchit à des expériences en numérique dans ses parcs d’attractions, alors qu’un espace de visite interactive sur la série Game of Thrones vient d’ouvrir en Irlande du Nord.
Les optimistes croient à la complémentarité entre réel et virtuel. D’autres craignent au contraire une chute de la pratique des sorties culturelles en raison de la perte d’aura de l’œuvre originale auprès d’une jeunesse toujours plus biberonnée aux écrans. Les acteurs du numérique culturel répètent que...
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