Elus en 2014 ou en 2020, les édiles écologistes entretiennent des relations ambivalentes avec les milieux artistiques, dont ils sont pourtant proches. Parfois soupçonnés d’ingérence et de défiance à l’égard des acteurs du secteur, ils développent une politique valorisant les scènes locales et défendent un décloisonnement des pratiques.
ANALYSE - Depuis le 3 octobre, les musées de la ville de Strasbourg sont fermés non pas un, mais deux jours par semaine. La grève suivie par l’ensemble des agents le 17 septembre, ainsi que l’inquiétude générale de voir une mairie restreindre, purement et simplement, l’accès à un service public, n’auront pas suffi à faire changer d’avis Jeanne Barseghian. La crise énergétique se profilant, la maire écologiste de la huitième ville de France ne voyait qu’une solution : réduire la voilure. Mais pour ses opposants, parfois dans son propre camp, celui des verts, il s’agit surtout d’un prétexte. «Elle déguise un problème de ressources humaines en problème écologique» : la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, ne l’entendait pas autrement, déplorant le jour de la présentation de son budget 2023, que l’on «drape cette solution dans la vertu de la sobriété énergétique, alors qu’il ne s’agit en réalité que de la difficulté à faire des choix en matière budgétaire».
A Bordeaux, au printemps 2021, c’est une autre maladresse, moins conséquente toutefois (hormis pour l’image des verts au pouvoir), qui avait hérissé le milieu culturel. Considérant sans doute que les Bordelais maîtrisaient le douzième degré et que le cynisme était la tasse de thé des artistes, l’adjoint à la culture commanda une drôle de campagne de com pour accompagner le forum culturel. Sur les affiches placardées dans la ville, les communicants rejouaient la petite musique poujadiste : «La culture ça coûte trop cher ?», «Artiste, c’est un métier ?» Mauvais goût, admettons. Depuis, Pierre Hurmic, premier maire écolo d’une ville dirigée pendant soixante-treize ans par la droite, et son adjoint à la culture Dimitri Boutleux, ont pris de la bouteille. Mais la manœuvre, aussi naïve fût-elle, sema le doute : les verts auraient-ils un problème avec la culture ?
«Proche de l’éducation populaire»
Les plus suspicieux auront vite fait de rappeler les coups de massue assénés par Eric Piolle depuis son arrivée à Grenoble en 2014 : municipalisation forcée de théâtres, suppression des têtes d’affiche au profit de troupes locales, circuits courts revendiqués par l’ajointe aux cultures de l’époque (une ancienne cheffe de gare), gestion catastrophique du centre d’art contemporain le Magasin et fermeture de trois bibliothèques, décision très mal perçue malgré un plan de lecture mis en place dans la foulée. Sans compter les coupes budgétaires sévères infligées au musée de Grenoble, aux Musiciens du Louvre ou à la MC2, symbole de la décentralisation et de la politique culturelle à la Malraux que Piolle veut enterrer.
Ville laboratoire autant que repoussoir, Grenoble, avec son train d’avance sur les autres municipalités passées aux mains des verts, est un cas intéressant à observer. Si le climat semble s’y être un peu apaisé, on mesure combien le milieu culturel est encore très échaudé. Combien encore, il existe partout en France une véritable méfiance – contre-nature on va le voir – du milieu culturel à l’égard des écologistes.
Pour la sociologue Vanessa Jérôme, autrice de l’enquête Militer chez les verts (2021), «il y a bien une manière de voir la culture à Europe Ecologie-les Verts (EE-LV). Parmi les militants, on compte beaucoup d’artistes, souvent précaires, avec des trajectoires chahutées. Certains travaillent dans de petites compagnies théâtrales ou à l’accueil des publics, dans le secteur de l’animation socioculturelle. Ils ont un fort capital culturel et un faible capital économique. Ils pensent Bourdieu, comment rompre l’inégalité de l’accès à la culture. On est dans une culture très proche de l’éducation populaire». Et d’ajouter, «certains flirtent avec une forme d’anti-intellectualisme».
Défiance à l’égard des acteurs culturels
Au sein du parti, la commission culture, principale courroie de transmission, compte parmi les plus anciennes mais est «beaucoup moins active que la commission féministe». 150 militants s’investissent dans les groupes de travail thématiques pour réagir à des sujets d’actualité et pondre des textes programmatiques. Les champs d’investigation sont très disparates. «Entre la concentration des médias et la mobilité des publics, il y a un monde», résume Bruno Paternot, en charge de la relation avec les élus au sein de la commission culture. Et de rappeler à son tour la forte présence des artistes parmi les militants EE-LV, qui font remonter la réalité de leur terrain : «A Montpellier où je suis basé, un adhérent sur dix travaille dans le spectacle vivant.» La donne sociologique permet sans doute de comprendre l’émergence de réflexions très en pointe chez les verts, sur la rémunération du travail artistique par exemple, thème central pour une jeune génération d’artistes. «Parmi les chantiers les plus importants que nous avons menés ces derniers temps, il y a effectivement la question du statut des artistes-auteurs, qui va revenir dans l’actualité avec la réforme de l’assurance chômage et celle des retraites», ajoute le conseiller municipal montpelliérain. Lors de la dernière présidentielle, Yannick Jadot était le seul candidat à se pencher sur la question en proposant «un revenu d’existence permettant de sécuriser les carrières d’artistes vivant un épisode de fragilité ou de soutenir celles encore en devenir». «Le droit à l’oisiveté», qui consiste à décorréler la question du travail et celle de l’emploi, est aussi à l’étude. Et parmi les autres sujets débattus au sein d’EE-LV, on trouve la question des quotas dans le spectacle vivant ou celles des violences sexuelles et sexistes, notamment dans le milieu de la danse classique. Des sujets qui ont tous trait à la réalité sociale et économique du champ culturel. Et aux travailleurs de l’art, selon la formule consacrée.
Ce n’est donc pas sur ce point que le divorce entre les verts et le milieu culturel a commencé à se profiler. Et que le paradoxe – celui d’un parti structurellement lié au milieu culturel, mais qui suscite une vraie méfiance du milieu à l’égard de ses politiques culturelles – a fini par s’installer. Le point d’achoppement concerne plutôt la place qu’ils accordent à la «culture institutionnelle» et aux «experts». Comprenez celles et ceux qui, dans leurs secteurs respectifs, les arts visuels, le spectacle vivant, le cinéma ou la musique, font valoir tout à la fois une expérience de terrain et une appartenance à une histoire et à un milieu. «On n’irait pas voir le patron d’une grande entreprise pour lui suggérer de remplacer son modèle industriel par un autre, ou proposer à un chercheur qui travaille sur la mécanique des fluides de passer à la physique ondulatoire», ironise Nicolas Dubourg, ancien militant vert et président du Syndeac (le syndicat des entreprises artistiques et culturelles). Or, en matière de culture, les écologistes ont parfois fait preuve d’ingérence sous couvert de coconstruction des politiques publiques. Ou, a minima, comme le raconte la directrice d’une institution bordelaise, d’une défiance à l’égard des acteurs culturels. «A Bordeaux, les verts sont arrivés avec quelques présupposés, certains catastrophiques, d’autres plus vertueux. Le premier fantasme qu’il a fallu déconstruire c’est que l’art contemporain est un truc d’élite. Ils se sont pris des portes et ont fini par changer de stratégie.»
«Attention à la culture Deliveroo»
«Le mouvement des écologistes en France part pourtant précisément des experts, rappelle Nicolas Dubourg. Dans l’agronomie, les transports, l’énergie, les experts ont permis de désaxer le débat. Le problème c’est que lorsqu’on dépasse ces champs, il n’y a plus d’expertise, elle est remplacée par la parole profane.» En regard, à la commission culture, on oppose l’idée suivante : «Aujourd’hui nous ne sommes pas dans un monde écologiste, la doctrine qui existe est capitaliste. Donc si on veut changer de doctrine, on ne suit pas aveuglément celle en place, ni ceux qui la portent.» Et de rappeler toutefois qu’EE-LV a régulièrement fait appel à des spécialistes «pas forcément en poste», comme Aurore Evain qui a fait émerger la notion de «matrimoine» ou Jean-Michel Lucas qui a dessiné les contours des «droits culturels».
Sur le débat d’idées, deux sujets sont symptomatiques du malaise. La valorisation des scènes locales d’abord, qui pour certains détracteurs relèvent d’une position réactionnaire. «Il faut arrêter de fantasmer sur les artistes dits internationaux ! Et faire attention à la culture Deliveroo. Posons-nous au contraire la question de l’ancrage», estime ainsi Bruno Paternot, de la commission culture d’EE-LV. «Si on prend au hasard un artiste comme Joël Pommerat qui est actuellement hors sol, on pourrait se demander ce que cela changerait s’il avait un point de rattachement.» L’exemple, ceci dit, n’est pas vraiment pris au hasard, Pommerat ayant dénoncé dans Libé sa déception à l’égard de «la politique libérale et populiste» d’Eric Piolle.
Autre mot de passe qui circule dans les programmes et chez les militants : celui des droits culturels. «Une ritournelle écolo», estime un ancien membre de la campagne présidentielle de Yannick Jadot. «Un fourre-tout conceptuel, pratique pour aligner les principes républicains de démocratisation, de diversité et coconstruction horizontale, mais dont l’imprécision a créé des malentendus et crispe les gens au mauvais endroit», poursuit Nicolas Dubourg. Apparus officiellement en 2015, les droits culturels défendent le décloisonnement des arts et des pratiques. Ils invitent à considérer, comme l’énonce Bruno Paternot, «qu’il y a de la culture partout, tout le temps, et qu’on ne fait pas de hiérarchie dépréciative. Qu’il n’est pas plus méprisable d’être un grand couscoussier qu’un peintre abstrait». Dans les mairies écolos, les adjoints à la culture ont ainsi été rebaptisés adjoints «aux cultures». Le concept a aussi beaucoup à voir avec la question de l’inclusion, croit comprendre la directrice d’une institution bordelaise. «Les verts sont raccord avec l’exigence du 100 % éducation artistique et culturelle, ils pensent sincèrement qu’il faut tout faire pour que la culture soit présente à tous les étages du parcours de vie», décrypte celle qui, entre autres nouveaux programmes pour sa structure, a imaginé un «atelier des communs» : «Ça fait quarante ans qu’on le dit mais les écolos imposent une façon un peu nouvelle de penser la question des usages, une façon de considérer les spectateurs non pas comme des consommateurs mais comme des coconstructeurs des programmes.»
«Il y a du retard à rattraper»
«La grande arnaque, c’est que le ministère se voit uniquement comme le ministère de la création artistique», conclut-on au sein de la commission culture. Mais là encore, on trouve, au sein même du parti vert, de sérieuses dissensions, et la remarque fait grincer des dents au sein du clan Yannick Jadot, qui redoute...
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