Des apprenties comédiennes racontent l’ambiance au sein de certains cours d’art dramatique, terrain propice à des abus de la part de certains professeurs et témoignent d’agressions sexuelles ou de viols.
Ce n’est qu’après avoir quitté les planches de l’école que le paradoxe a sauté aux yeux de Coline Lepage, comme une bombe qui attendait son heure. «On choisit un art de la parole, mais ce qu’on apprend, c’est à se taire», résume la jeune femme de 21 ans. L’ancienne élève du Cours Florent, célèbre école privée de théâtre à Paris, n’est plus remontée sur une scène depuis ses 18 ans, quand elle a décidé de refuser sa place en cursus professionnel. «Je ne formulais pas ce qui me poussait à partir, confie Coline, qui étudie aujourd’hui l’histoire à Bruxelles. Maintenant je sais que c’était parce que je ne pouvais plus continuer dans ce système.»
Coline Lepage suivait les sessions pour enfants du Cours Florent depuis ses 8 ans. « Dans les formations théâtrales, on ne manipule pas seulement des idées mais des corps, et des jeunes corps, auxquels on fait faire ce qu’on veut », dénonce-t-elle. Elle témoigne ainsi avoir été harcelée sexuellement pendant plusieurs années, et agressée par un enseignant du Cours. Alors qu’elle a 14 ans, il la contacte sur Facebook pour lui proposer de la rencontrer en dehors de l’école. Elle refuse à plusieurs reprises, avant d’accepter un verre, face à son insistance. Puis les invitations et les messages, souvent à caractère sexuel, s’enchaînent.
Dans le sillage de #metootheatre
«Il me disait qu’il allait me donner des cours privés, pour me flatter, et que je lui devais obéissance car il était un adulte et qu’il savait que cela m’excitait.» Un jour, elle a alors 16 ans, elle se rend chez lui, il se place au-dessus d’elle, l’embrasse, en s’appuyant sur ses cuisses. «Je suis sortie avec des bleus sur les jambes, il m’a dit que c’était de ma faute et qu’il avait bien vu que je le cherchais, raconte-t-elle. Il m’a menacé pour que je ne parle pas, disant que j’allais être renvoyée et que cela nous appartenait. Si certains savaient, personne ne m’a protégée.»
Coline Lepage a déposé une main courante contre l’enseignant pour corruption de mineur en juillet 2020. Ce dernier nie toute forme de harcèlement ou d’agression, par le biais de son avocate, qui avance une relation « réciproque » de trois ans, «sans doute déplacée mais qui ne revêt aucune qualification pénale». Il a été licencié du Cours Florent en février 2021, indique au Monde la direction de l’école.
Depuis plusieurs mois, une vague de témoignages grossit, sur les violences psychologiques et physiques et sur les agressions sexuelles dans les écoles d’art dramatique. Elle s’est renforcée, ces derniers jours, à la faveur du mouvement #metootheatre, lancé sur les réseaux sociaux après la publication, dans Libération, d’un article sur le metteur en scène et ancien directeur du Théâtre de la Manufacture de Nancy, Michel Didym. Une enquête a été ouverte après la plainte pour viol déposée par une de ses anciennes étudiantes au Conservatoire de Nancy – faits qu’il nie.
A la rentrée 2020, la journaliste de Libération Cassandre Leray révélait aussi les méthodes abusives, entre humiliations et agressions, d’un professeur du conservatoire de Rennes. En octobre de cette année-là, un enseignant de théâtre de l’université de Besançon était reconnu coupable d’agression, harcèlement et chantage sexuels sur plusieurs de ses élèves et condamné à quatre ans de prison, dont deux ans ferme.
Se dénuder et s’embrasser sur scène
Au Cours Florent, Coline Lepage raconte avoir évolué pendant dix ans dans un climat de sexisme ambiant et de forte sexualisation. Plusieurs fois, l’adolescente s’est retrouvée en sous-vêtements sur scène, alors qu’elle n’en avait «pas du tout envie». Les jeunes acteurs – et surtout actrices – y sont souvent poussés à se dénuder, ou à s’embrasser «sans que cela ne serve le jeu». Parmi les exercices emblématiques, celui du «car wash» : les jeunes filles doivent danser autour d’un garçon, en se déshabillant et en se déhanchant.
Fin 2020, les membres du collectif Les Callisto, cofondé par Coline Lepage, se sont organisés pour manifester devant leur école, «contre le silence» de l’établissement face aux violences qu’ils dénoncent en son sein. Dans une tribune publiée en novembre 2020 sur le site de Mediapart, ils pointent une pédagogie brutale, qui favorise «les comportements d’humiliations, d’emprises, d’agressions et de violences sexuelles».
«On nous disait qu’il fallait nous désinhiber très tôt, surtout les filles, qu’on allait être en avance sur les autres actrices», dit Emilie, 21 ans
Contactée par Le Monde, la direction du Cours Florent indique, dans un e-mail, travailler «activement pour améliorer les dispositifs de prévention» : l’école a créé, à la rentrée 2021, une cellule de veille externe, mis en place une charte déontologique, et des formations de sensibilisation à l’attention de l’équipe pédagogique, ainsi que des interventions auprès des étudiants.
Mais c’est toute une culture qui est aujourd’hui dénoncée. «On nous disait qu’il fallait nous désinhiber très tôt, surtout les filles, qu’on allait être en avance sur les autres actrices», témoigne Emilie (le prénom a été changé), 21 ans. Elle a commencé le Cours Florent à 13 ans. Rapidement, elle s’est vu imposer des exercices qu’elle juge aujourd’hui «inadaptés» à des adolescents. «Les filles valorisées étaient celles qui disaient oui à tout. Cela a participé au fait d’accepter des choses anormales», explique la comédienne, qui étudie à présent dans une école nationale.
A 17 ans, elle est choisie pour jouer dans une grande salle parisienne, raout annuel où sont conviés des élèves triés sur le volet. Dans les coulisses, un professeur du Cours Florent l’aborde, raconte-t-elle. «Il m’a demandé s’il pouvait me prendre en photo, a dit qu’il me trouvait belle.» S’ensuivent des échanges de SMS, puis des rencontres à la demande de l’adulte de 45 ans. «On se retrouvait dans des endroits publics et, d’un coup, il pouvait devenir très violent, essayait de m’embrasser, de m’attraper», relate Emilie, qui rapporte des agressions sexuelles et des viols durant ces rendez-vous.
Elle a porté plainte en juin 2020 : une information judiciaire est ouverte pour des faits de viols et agressions sexuelles aggravées par personne ayant autorité. L’avocate de l’enseignant mis en cause indique que celui-ci, qui ne nie pas avoir entretenu une «relation» avec la jeune élève, conteste «toute forme de violence physique et sexuelle», et qu’il menace de poursuites en diffamation. Ce professeur a également été licencié en février, selon le Cours Florent.
«J’étais dans une emprise totale, raconte Emilie aujourd’hui. Il me disait que si j’étais assez âgée pour jouer, je l’étais pour sortir avec un homme. Après m’avoir violentée, il revenait toujours s’excuser, me disait qu’il m’aimait.» Pendant les deux ans que dure cette relation abusive, elle se renferme, perd beaucoup de poids. «Longtemps, je me suis dit que c’était ça l’amour, que ça faisait forcément mal. Mais mon rapport au théâtre, à sa beauté s’est comme desséché : il a tout dévoré.»
Au-delà des murs de l’école parisienne, Coline Lepage et ses camarades du collectif Les Callisto ont reçu des centaines de témoignages d’élèves d’autres établissements privés, d’écoles de quartier ou de conservatoires régionaux et nationaux. «C’est systémique, fait valoir la jeune femme. Cela va de récits d’outrages sexistes ou racistes à des témoignages de viols. Ce qui revient le plus est le harcèlement psychologique : une pression insoutenable, des violences verbales.»
Au sein de ce milieu artistique, la «dureté» fait souvent pédagogie, sous prétexte de pousser l’élève à se dépasser. Dans les formations théâtrales, «la nécessaire souffrance qu’impliquerait le don de soi pour “l’accouchement” de l’œuvre artistique reste un mythe influent», observe ainsi Raphaëlle Doyon, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII, dans son étude «Les trajectoires professionnelles des artistes femmes en art dramatique» (2019). Le tout appuyé par une forte culture du lien maître élève et de la figure du «mentor».
«L’image de toute-puissance de l’artiste, dans laquelle on baigne depuis des décennies, peut laisser place à des abus sans contre-pouvoir», pointe Claire Lasne Darcueil, directrice du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, qui œuvre depuis quatre ans à la réduction des risques : création de référents, commande d’enquêtes internes et formations «intersectionnelles» sur les violences. «On n’est pas là pour se mettre à poil, ni physiquement ni moralement, de manière dangereuse pour soi», martèle-t-elle.
La sursexualisation des corps
Valentine, 24 ans, se souvient des crises de larmes en cours de chant à l’Académie internationale de comédie musicale (Aicom), à Créteil (Val-de-Marne), où son professeur les poussait avec insistance à se plonger dans leurs traumatismes personnels – le décès récent de ses grands-mères pour elle. Des commentaires sexuels répétés aussi : «Tu joues une fille avec une grosse poitrine, mais toi t’as pas de seins, j’ai besoin que tu imagines que tu as une grosse poitrine», s’est-elle entendu dire, tétanisée. Sollicitée, la direction de l’Aicom affirme que cela ne fait «pas partie de [ses] méthodes».
S’il est des facteurs qui favorisent les violences au sein de ces formations, la sursexualisation des corps revient dans tous les témoignages. «On nous dit très souvent qu’on met les filles à moitié à poil pour “rajouter de l’enjeu” à une scène. Mais il y a surtout des profs à qui cela ne déplaît pas de regarder leurs élèves post-adolescentes se dénuder», dénonce Sarah Duret, 25 ans, élève au Cours Florent de 2016 à 2019.
«Au conservatoire, j’étais presque tout le temps quasi nue, ou en minijupe et talons, à me faire palper de partout», témoigne Estèle (le prénom a été modifié), une actrice de 24 ans qui relate les pratiques d’un pédagogue à Lyon. «Il ajoutait du sexe et des rapports de domination partout», y compris dans des scènes qui au départ n’en incluaient pas. «Et jamais on n’a parlé de consentement quand on jouait des scènes de contact», déplore la jeune femme.
Plusieurs jeunes comédiens interrogés lors de cette enquête disent ainsi avoir ...
Lire la suite sur lemonde.fr