« Renversée par l’art »... Depuis les années 1990, Nantes a fait de la culture l’un des moteurs de son développement. Si elle a transfiguré la ville et dopé son attractivité, cette politique n’a pas beaucoup ruisselé sur les artistes locaux. Plongée dans l’univers méconnu des galeries et des ateliers, où créativité rime le plus souvent avec précarité et pauvreté.
Un utilitaire est garé en double-file devant une galerie du centre-ville de Nantes. A l’intérieur du local, on décroche un tableau pour le déposer à l’entrée, là où d’autres toiles, appuyées contre le mur, attendent d’être enlevées. Bientôt, il y aura une nouvelle exposition, un nouveau vernissage. Pour l’heure, il faut séparer les œuvres vendues, marquées d’un autocollant rouge, de celles qui retournent à l’atelier.
« La fin d’une exposition, c’est toujours particulier. Chaque artiste la vit de manière différente. Bien sûr, il y a de la déception si on n’a pas – ou peu – vendu. Mais il y a également des rétributions symboliques, en particulier dans la rencontre avec le public et dans le fait de voir son propre travail ailleurs qu’à l’atelier », témoigne Philippe Lecomte, qui expose dans des galeries nantaises depuis une vingtaine d’années.
Pour cet artiste qui exerce en parallèle le métier de graphiste, la rémunération qu’il tire de la vente de ses tableaux est « non négligeable, mais pas vitale ». Elle apporte un confort, en quelque sorte. Sa dernière exposition, à la galerie Gaïa, à la fin de l’année 2019, lui a permis par exemple de gagner 5000 euros, 50 % du montant des ventes réalisées. Un chiffre en trompe-l’œil, car il faut en retrancher 20 à 25 % (ici, entre 1000 et 1500 euros) pour les frais d’achat de matériel. Et préciser que les expositions en solo nécessitent non seulement beaucoup de travail mais qu’elles sont rares : le précédent passage de Philippe Lecomte dans cette galerie remontait à 2017. Si le peintre a trouvé son public et dispose d’un revenu suffisant pour vivre grâce à son autre activité, d’autres sont cependant beaucoup moins bien lotis.
Un VAN qui ne ruisselle pas tant que ça
Publiée en 2020, une étude des sociologues Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia montre que le revenu annuel des artistes inscrits à La Maison des Artistes s’élève en moyenne à 13 000 euros (chiffre 2017). Mais la moitié d’entre eux gagne mois de 5 500 euros grâce à leur activité artistique. Si l’on fait abstraction des quelques grands noms qui tirent la moyenne vers le haut, on vit donc chichement des arts visuels en France. Pour ne pas dire qu’on n’en vit pas du tout, a fortiori avec la crise sanitaire.
Nantes, ville qui a construit sa communication et son image autour du dynamisme de sa vie culturelle – jusqu’à se dire « renversée par l’Art » – ne fait clairement pas exception. Le 28 janvier dernier, le conseil municipal a voté un plan d’aide aux artistes résidant ou travaillant dans la commune. 150 000 euros qui s’ajoutent au fonds de soutien aux acteurs culturels, mis en place durant la pandémie. Dans la délibération de la Ville, on apprend ainsi que le revenu fiscal annuel moyen des 110 bénéficiaires (choisis après appel à candidature) plafonne à 7934 euros . Ces 66 femmes et 44 hommes, toucheront chacun 1375 euros.
En juin 2021, la sociologue Marjorie Glas (chercheuse associée à l’École normale supérieure de Lyon) a rendu un rapport sur la rémunération des artistes dans le secteur des arts visuels à Nantes. Dans ce document, commandité par le Pôle Arts Visuels Pays de la Loire et la Mairie de Nantes, elle liste les – très nombreuses – difficultés que doivent affronter les artistes nantais. La faiblesse des rémunérations, bien sûr, mais aussi la précarité de l’activité et des sources de revenus, la nécessité de travailler à côté de son art ou encore d’importantes inégalités entre les femmes et les hommes. N’en jetez plus : la « bohème » d’Aznavour s’accorde aussi bien aux lilas nantais qu’à ceux de Montmartre et qu’ils aient plus ou moins de 20 ans, les créateurs locaux la connaissent très bien.
Artiste, un métier précaire
Comme l’écrit Marjorie Glas dans son rapport , « globalement, les revenus obtenus par les artistes [nantais] leur assurent rarement de quoi vivre de leur travail, mais contribuent à assurer leur maintien dans la profession ». Pour y parvenir, certains peuvent compter sur la vente de leurs œuvres, à l’image de Philippe Lecomte. Mais c’est rarement suffisant. Le RSA représente pour beaucoup un complément de revenu essentiel. 70 % des artistes interrogés par la sociologue en ont bénéficié à un moment de leur carrière. 30 % y ont même eu recours sur du long terme, soit « depuis le début de leur carrière professionnelle et jusqu’à au moins 45 ans ».
Bien sûr, il est aussi possible de bénéficier d’un soutien public ou privé (mécénat), de bourses, de résidences, etc. Mais cela implique à chaque fois de rédiger des dossiers, ce qui grignote le temps imparti à la création, sans garantie de résultats. Alors, la plupart des artistes prennent un emploi à côté, par sécurité ou par nécessité. Souvent, ils enseignent, dans le secondaire ou dans les écoles d’art ; ou ils sont embauchés par d’autres, comme assistant ou régisseur, dans le domaine des arts visuels. Parfois, ils travaillent dans un tout autre secteur. Avec la crise sanitaire, ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à y avoir été contraints.
« Avec le premier confinement, en avril 2020, tout s’est arrêté brutalement, témoigne ainsi un artiste d’une trentaine d’années qui a préféré rester anonyme. Pour gagner ma vie, je travaillais comme régisseur d’exposition, mais les prestataires extérieurs dans le monde de l’art ont été les premiers touchés. Pour gagner rapidement l’argent dont j’avais besoin, j’ai donc commencé à travailler dans le bâtiment. »
Titulaire d’un Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (DNSEP, Bac +5) d’une école des Beaux-Arts du Grand Ouest, il avait, pendant dix ans, exercé différentes tâches dans le domaine artistique. La précarité de ce milieu, où l’on enchaîne les contrats courts, ne lui manque pas : « C’est assez terrible de constater la différence de traitement entre un artisan et un régisseur du monde de l’art, décrit-il. Le simple fait de pouvoir justifier d’un tarif horaire change beaucoup de choses. Je suis plus serein à présent sur le plan financier. Cela ne m’empêchera pas de continuer ma pratique artistique personnelle, sur laquelle je n’avais jamais vraiment compté pour vivre. »
Un jeu à la nantaise ?
Col roulé et lunettes rondes, Franck Moinel est le directeur de la galerie Le Triphasé, située boulevard Guist’hau. Derrière le comptoir, cet ancien lauréat du concours du meilleur ouvrier de France en tant qu’encadreur fait part d’une opinion assez largement partagée dans le milieu des artistes nantais : « Transformer une ancienne ville industrielle et portuaire en une destination artistique, c’était un tour de force assez génial. Mais ce travail a eu un coût : les artistes locaux ont été un peu mis de côté. Les responsables du VAN sont allés chercher des artistes reconnus internationalement de manière à créer l’événement, et cela a pris beaucoup de budget. On ne peut pas être contre, car les gains en termes d’image sont formidables. Mais il serait peut-être possible de rendre aux Nantais quelque chose, d’utiliser le VAN pour soutenir la création locale ».
Directrice de la galerie Gaïa et présidente de l’association Art Galerie Nantes, Elizabeth Givre apporte une nuance : « C’est aussi à nous d’être force de proposition sur le sujet. Nous sommes en train de réfléchir à des idées pour être mieux intégrés à la programmation du VAN. Nous verrons ensuite comment elles seront reçues. »
Jean Blaise, le directeur du VAN, qui « fertilise » et cornaque la vie culturelle nantaise depuis près de 40 ans, a déjà entendu ces remarques. « Je suis toujours parti du principe qu’il n’y avait pas d’artistes locaux, mais des artistes tout court, dont il se trouve que certains habitent à Nantes, répond-il à Mediacités. Le travail du VAN, c’est de développer l’attractivité de la ville et le tourisme, et nous avons choisi de le faire à travers le regard d’artistes. Nous ne sommes pas un lieu culturel. Nous réfléchissons à partir de lieux, de vues, de perspectives, en nous demandant quel artiste est le plus à même de les mettre en valeur. Les seuls critères sont la qualité et la justesse. Et parfois, c’est le nom d’artistes nantais qui nous vient en tête. » De fait, les artistes du cru n’ont pas été exclus de la programmation du VAN : sur 169 artistes invités depuis 2012, on compte 48 locaux, artiste ou collectif d’artistes, soit 28,4 % du total.
« Buren, par exemple, c’est très cher »
Reste la problématique de la rémunération des artistes du VAN, au regard notamment de la réalité sociale du reste du secteur. « Pour nous, c’est minimum 5000 euros d’honoraires pour chaque artiste. Mais après, cela peu aller beaucoup plus loin. Les montants sont négociés en fonction de la notoriété. [Daniel] Buren, par exemple, c’est très cher », indique Jean Blaise. Avant de s’empresser d’ajouter : « Mais en même temps, Buren nous rapporte beaucoup. » Le fait que ces montants soient confidentiels confirme une évidence : le monde de l’art est très inégalitaire, avec quelques très heureux élus et des masses de travailleurs pauvres. La municipalité semble néanmoins consciente qu’il lui faut soutenir davantage un secteur en souffrance.
Pour son vingtième anniversaire, le prix des Arts Visuels de la Ville va, par exemple, bénéficier d’un coup de pouce : l’enveloppe pour les lauréats doit passer de 6000 à 9000 euros, et la sélection devrait s’ouvrir . Au-delà, Aymeric Seassau rappelle que la municipalité soutient les lieux de création et de diffusion, l’une des préconisations du rapport de Marjorie Glas. « Nous avons fait un appel à projet pour des bourses de résidence en 2021 avec une mise à disposition de l’atelier Alain Le Bras, explique-t-il. Nous soutenons aussi des collectifs d’artistes comme les ateliers Bonus ou MilleFeuilles, et nous passons beaucoup de temps à chercher des lieux de travail pour les artistes. A titre personnel, j’ai été fier lorsque nous avons ouvert des ateliers temporaires dans le quartier Bellevue, sur la place Mendès-France. »
Dans l’arrière-boutique des galeries
Plus des lieux pour créer, c’est positif . Mais encore faut-il ensuite pouvoir exposer le fruit de ce travail et – mieux – le vendre. A Nantes, il existe une dizaine de galeries commerciales, ainsi que quelques espaces d’exposition associatifs ou municipaux, avec des choix esthétiques distincts. La galerie des Oubliés, rue de Bréa, se consacre par exemple « aux artistes du XXe siècle qui n’ont pas eu la reconnaissance de leur époque malgré leur talent ».
La plupart néanmoins se concentrent sur la création contemporaine, nantaise ou non. Ce marché local de l’art permet à quelques artistes de tirer leur épingle du jeu. Il peut aussi servir de tremplin vers une reconnaissance plus large, dans les galeries parisiennes notamment. Mais cela a des limites : il y a une sorte d’effet de seuil financier. Franck Moinel explique ainsi que « jusqu’à environ 5000 euros par œuvre, il n’y a pas de problème pour trouver des acquéreurs. Au-delà, les gens se disent que, quitte à dépenser une telle somme, mieux vaut aller à Paris. Comme si c’était un gage de qualité. Ce n’est pas forcément vrai, d’autant que les loyers y sont plus chers, ce qui se répercute sur les prix des œuvres ».
Le partage des bénéfices d’une exposition à 50/50 (une moitié pour l’artiste, l’autre pour la galerie) est une règle majoritaire et souvent tacite dans la plupart des galeries privées du centre-ville. Franck Moinel, par exemple, prend aussi à sa charge la communication, le vernissage, l’invitation des collectionneurs, l’accueil du public, la médiation et les frais fixes (loyer, etc.). De leur côté, les artistes viennent avec leurs œuvres, sélectionnées en amont ou réalisées spécialement pour l’exposition, et s’acquittent de leur coût de production (matériel, loyer de l’atelier, etc.). Pour une galerie, le coût d’organisation d’une exposition varie entre environ 3000 et 6000 euros hors encadrement, selon la notoriété de l’artiste : les frais d’assurance « clou à clou » (relative au transport d’objets d’art) peuvent augmenter très fortement en fonction de la valeur des œuvres.
L’armée de réserve des artistes
« Je cherche des talents, même si cela peut sembler facile de le dire ainsi, répond le galeriste lorsqu’on lui demande sur quels critères il sélectionne – ou non – un artiste. C’est à dire des gens qui ont des idées, un médium, et qui le travaillent. Quel que soit leur âge. Ce qu’ils font doit aussi correspondre au monde social (la clientèle) de la galerie, de façon à ce que je puisse les suivre et les soutenir. Pour le Triphasé, j’ai commencé avec des artistes de Nantes et de la région, en procédant par spirales, pour élargir notre rayonnement. L’artiste apporte son réseau et la galerie le sien, de manière à gagner petit à petit en influence. »
Problème : même si ces conditions sont réunies, il n’y a pas assez de place pour tout le monde. A Nantes, on se bouscule au portillon pour trouver une galerie privée ou publique où montrer son travail. Chaque année, on peut estimer le nombre d’artistes exposés à Nantes à environ 150 dans les galeries privées, 200 si l’on inclut les institutions culturelles. C’est peu, au regard du nombre d’affiliés à la sécurité sociale des artistes-auteurs dans la région Pays de la Loire : 7883 au 31 décembre 2019, selon le rapport d’activités de la Maison des Artistes.
Les artistes « émergents », jeunes diplômés des écoles d’art comme l’École supérieure des Beaux Arts de Nantes/Saint-Nazaire, sont les plus demandeurs. Beaucoup attendent longtemps, ou s’en vont ailleurs, car la hausse du prix des loyers à Nantes autorise mal l’absence de revenus. Il y a également des œuvres qui ne trouvent pas leur place sur le marché de l’art, ce qui ne signifie rien quant à leur valeur artistique. La sculpture et les installations se vendent par exemple moins bien que la peinture. Et un artiste qui fait des performances – qui ne produit donc pas d’objet commercialisable à proprement parler – doit trouver d’autres moyens de rémunération. Bref, il y a ce que Karl Marx appelait une « armée de réserve de travailleurs », dont la situation sociale n’a rien d’enviable.
Un statut pour les artistes-auteurs
Dans ces conditions, comment faire sortir la majorité des artistes de la précarité et d’une certaine pauvreté ? Hélène Duclos et Olive Martin, artistes nantaises engagées au sein du Pôle Arts Visuels Pays de la Loire, ont quelques idées sur la question. Autour d’un café, d’accord sur le constat à poser, chacune complète les phrases de l’autre : « Il nous faut sortir de la logique d’aide afin que les artistes soient reconnus et rémunérés pour tout le travail qu’ils fournissent. L’enjeu, c’est de sortir d’un système dont seules quelques personnes sont bénéficiaires, pour défendre tout un milieu. De rares artistes-auteurs ont pu bénéficier du Fonds de solidarité pendant la pandémie, qui était conditionné aux revenus de l’année 2019. Cela leur a permis de travailler sereinement. Pourquoi ne pas imaginer un système, inspiré du statut d’intermittent du spectacle, mais prenant en compte les spécificités de notre métier ? Ce qui nous permettrait d’avoir un salaire continu ».
Le galeriste Franck Moinel est favorable en soi à une meilleure rémunération des artistes. S’il trouve « extraordinaire » que la municipalité multiplie les ateliers ou les offres de résidence, il n’oublie pas néanmoins que son modèle économique repose sur sa maîtrise de l’offre. « La meilleure des rémunérations possibles est la vente des œuvres, car il y a une double acquisition : intellectuelle, face à un objet qu’on s’approprie, et pécuniaire. Il vaut mieux soutenir des lieux où davantage d’artistes, émergents ou non, peuvent exposer et rencontrer leur public. » En filigrane, c’est la problématique de l’autonomie des artistes vis à vis des pouvoirs publics qui se dessine. Ce qu’Olive Martin balaie d’un revers de main : « La question pour beaucoup, c’est surtout de ne pas mourir de faim entre deux commandes, privée ou publique. »
Ce débat a cours depuis quelques années, avec notamment la remise du rapport Racine au ministère de la culture en janvier 2020, et concerne également les écrivains et les auteurs de bande dessinée. C’est néanmoins davantage une problématique nationale que locale...
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