L’enveloppe de 2 milliards d’euros attribuée à la culture privilégie les grands opérateurs parisiens au détriment des régions, accentue le match public-privé et met de côté l’emploi artistique. Décryptage.
L’opération de communication fut parfaitement réussie. Pour annoncer le volet culturel du plan de relance, et tout particulièrement le soutien apporté au spectacle vivant, Jean Castex s’est déplacé fin août au ministère de la Culture. Une image impensable en début de quinquennat, rythmé par des tensions permanentes entre Matignon et la rue de Valois. La ministre de la Culture Roselyne Bachelot entend aussi marquer la différence avec son prédécesseur, Franck Riester, qui au plus fort de la crise sanitaire avait dû se contenter de prendre des notes dans une réunion à l’Elysée entre Emmanuel Macron et une quinzaine d’artistes.
A la sortie de la présentation du plan de relance, où est annoncé un soutien à hauteur de 2 milliards pour le secteur, les professionnels sont sous le charme. La Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma se félicite des « annonces fortes du Premier ministre pour le spectacle vivant, durement et massivement impacté par la crise. Ces mesures pourraient permettre de sauver une grande partie du secteur ». Mais au fil des jours, le détail du plan de relance a refroidi les ardeurs.
Deux milliards
Le montant de 2 milliards d’euros est déjà à mettre en perspective avec le montant global du plan de 100 milliards d’euros. L’économiste Christine Sinapi, responsable du Centre pour le management des arts et de la culture à la Burgundy School of Business, observe que « le gouvernement parle d’une contribution inédite pour la culture alors que cette enveloppe est en réalité légèrement inférieure à l’apport de la culture au PIB, qui est de l’ordre de 2,4 %. C’est donc un effort un peu faible de l’Etat, d’autant que ce secteur repose sur une main-d’œuvre non délocalisable. Il représente donc plus d’emplois que ne le montre son simple poids économique. On aurait donc pu légitimement attendre un investissement plus important pour un domaine intrinsèquement fragile, qui est sous-capitalisé. »
Un rapport commun des ministères de la Culture et de l’Economie avait conclu en 2014 que la culture contribuait sept fois plus au PIB que l’industrie automobile. Mais dans le cadre de la relance, on est bien loin de ces proportions. Lucie Sorin, du syndicat des artistes-interprètes Sfa-Cgt, souligne que « pour l’industrie automobile, l’Etat a annoncé en mai dernier un plan de 8 milliards d’euros. Or, pour ce secteur la perspective de sortie de crise sera bien plus rapide que pour la culture, qui est encore dans l’incertitude la plus totale. »
En ce mois de septembre, les acteurs de la culture s’accordent à dire qu’il est prématuré de parler de relance. Malika Séguineau, directrice générale du Prodiss, le syndicat professionnel du spectacle privé, le concède : « Nous n’avons aucune visibilité jusqu’en décembre. Il y a même des interrogations sur les festivals de l’été prochain. Plus qu’un plan de relance, c’est un plan de soutien et de sauvegarde. »
Priorité au patrimoine
Entrons maintenant dans la répartition de cette enveloppe de 2 milliards d’euros. La plus grande part, 614 millions, est fléchée sur le patrimoine. Un choix qui n’a rien de surprenant tant ce domaine a toujours été historiquement défendu par la droite. Jean Castex et Roselyne Bachelot s’inscrivent ici dans l’ADN de leur famille politique.
Mais il ne s’agit pas de n’importe quel patrimoine : le communiqué du ministère de la Culture parle d’« une relance alliant activité dans les territoires et attractivité de la France ». Pour Aurélien Catin, auteur de Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique (Riot éditions, 2020), « c’est le patrimoine vitrine que l’on aide, dans un seul but : soutenir l’attractivité touristique du pays et permettre que la France reste compétitive ».
Les grands établissements publics sont privilégiés : le Château de Versailles devrait par exemple recevoir 87 millions d’euros, et le Louvre 46 millions. Le plan inclut aussi, avec habileté, des montants déjà annoncés dans le précédent projet de loi de finances, comme les 100 millions dédiés à la restauration du Château de Villers-Cotterêts. « C’est la stratégie du ruissellement. On arrose par le haut les gros opérateurs en espérant que ça arrive jusqu’en bas, aux artistes et auteurs, et que la magie opère ! », poursuit Aurélien Catin.
Lucie Sorin met en garde : « ce plan de relance n’est lié à aucune contrepartie en matière d’emploi, or la crise risque d’en détruire un certain nombre. » Seuls 13 millions d’euros sont fléchés pour soutenir l’emploi artistique. Les intermittents du spectacle bénéficient actuellement de « l’année blanche », une prolongation des droits qui au vu des conditions actuelles de reprise pourrait se révéler insuffisante.
Sauver l’Opéra de Paris
Le volet dédié au spectacle vivant est lui doté de 426 millions d’euros, répartis entre les secteurs privé (principalement les musiques actuelles, via le Centre national de la musique) et public. Sur les 206 millions dédiés au spectacle subventionné, les six opérateurs nationaux se répartissent 126 millions d’euros. L’Opéra de Paris bénéficie à lui seul de 81 millions d’euros. La mélomane Roselyne Bachelot, auteur d’un livre sur Verdi, entend bien sauver cette institution, qui fait face cette année à un déficit de 45 millions d’euros.
« Tous les moyens sont concentrés sur les grands équipements de la capitale. Le déséquilibre entre Paris et les régions est inacceptable », déplore Nicolas Dubourg, directeur du Théâtre La Vignette de Montpellier et président du Syndeac (syndicat des entreprises artistiques et culturelles). L’Etat laisse aux collectivités territoriales la responsabilité de la relance culturelle en région. Rappelons qu’en moyenne le ministère de la Culture dépense 139 euros par Francilien contre en moyenne 15 euros par habitant dans les autres régions.
Le flou entoure aussi certains dispositifs, comme les 30 millions d’euros de commande publique pour les jeunes créateurs. Comment seront-ils sélectionnés ? La chercheuse Nathalie Moureau, vice-présidente déléguée à la culture à l’université de Montpellier, constate que « les artistes qui ne sont pas intermittents du spectacle sont les parents pauvres. On se représente souvent un marché de l’art brassant des milliards, mais l’immense majorité des plasticiens est précaire. »
Reste enfin la bataille entre les secteurs public et privé, à travers le fonds de compensation de 100 millions d’euros pour les pertes de billetterie réservé au privé. « Ce fonds nous est destiné car nous dépendons de ces recettes », se réjouit Malika Séguineau au Prodiss, qui rassemble les patrons du spectacle vivant privé. Nicolas Dubourg rétorque, lui, que « depuis des années, les politiques néo-libérales demandent aux structures publiques de développer leurs ressources propres. Sans billetterie, il n’y a aujourd’hui plus de marge artistique pour nos scènes. »
Une relance européenne ?
La crise sanitaire aurait pu offrir l’occasion de repenser la politique du ministère de la Culture. Il n’en sera rien.
« Ce plan est un retour en arrière du ministère, mettant de côté la réflexion sur les déserts culturels, le soutien aux compagnies pour simplement aider les plus gros », observe l’économiste Christine Sinapi, avant d’ajouter : « Il y a un manque de réalisme terrible. Il aurait fallu traiter la question de la demande effective, comment inciter le public à revenir dans les salles après des mois de gratuité en ligne et avec le risque sanitaire. »
Pour Nathalie Moureau, à l’université de Montpellier, « l’action pour la culture ne doit pas se réduire à l’argent qu’on lui donne. Le besoin d’inventer de nouveaux dispositifs est crucial. »
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