Après l’annonce du report de leur réouverture, les lieux culturels ont été arrêtés subitement dans leurs préparatifs pour la reprise du 15 décembre. Le secteur a prévu de porter l’affaire au Conseil d’Etat.
«C’est le cœur un peu lourd qu’on vous accueille ce matin», observe Laurence des Cars, la présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Nous sommes au lendemain des annonces de Jean Castex. Tout habillée de noir, elle s’adresse à une petite assemblée de journalistes qui ont tenu, malgré le report de son ouverture (au mieux le 12 janvier), à visiter en avant-première l’expo les Origines du monde. «On attend le public avec impatience, cela fait trois ans qu’on travaille sur cette expo, 80 prêteurs ont été mobilisés.» Et cela doit faire trois semaines que les toiles de Courbet, Redon et Kupka, les dinosaures du Crystal Palace et autres Femme-Poisson de Rodin patientent sagement dans l’attente de leurs visiteurs.
Un étage plus haut, les dessins d’Aubrey Beardsley et les interrogations métaphysiques du peintre Léon Spilliaert, sur fond de chambres vides et de plages désertées, trop fragiles pour une prolongation, ne reverront pas leur public, qui s’était pourtant pressé pendant les seize jours de leur existence parisienne : elles ferment définitivement leurs portes, prématurément. «C’est un crève-cœur, résume Laurence des Cars. Le directeur de la Tate, à Londres, où l’expo Beardsley s’est tenue juste avant, m’a envoyé un gentil mot de soutien et de sympathie : "Aubrey Beardsley n’aura pas eu de chance cette année…"» De l’autre côté de la Seine, à l’Orangerie, l’expo Chirico a été décrochée sans revoir quiconque, elle est en transfert pour Hambourg.
«Insensée»
Les mots de Roselyne Bachelot, la ministre de la Culture, venue justifier vendredi matin sur BFMTV les annonces faites jeudi soir par Castex lors d’une triste conférence de presse à laquelle elle n’était pas conviée, en ont surpris plus d’un. «Ce qui serait terrible pour la culture, c’est le "stop-and-go", affirme-t-elle. Ouvrir pour refermer, on assassinerait la culture si on faisait cela.» Sauf que tout était prêt, justement. Comment faire autrement ? «Ah mais nous, on n’était pas "stop" du tout !» réagit la chorégraphe Gaëlle Bourges, qui venait d’apporter les dernières retouches à sa pièce sur les restitutions d’œuvres d’art, On va tout rendre, avant les représentations initialement prévues à Paris dès mardi. «Et puis on va rien arrêter puisqu’on va devoir rembourser tout le monde et encore envoyer 50 millions de mails.
Dès le 24 novembre, lorsque espoir avait été donné d’une réouverture au 15 décembre, le travail avait non seulement repris pour les artistes programmés en fin d’année, mais il n’avait jamais vraiment cessé. «Ce que personne n’a l’air de bien comprendre, c’est qu’un spectacle ne se fait pas en deux jours ! On est obligé d’anticiper, s’exclame Sébastien Beslon, directeur de l’Européen, à Paris, où devaient se produire les humoristes Kheiron et Jonathan Lambert. Tout le monde a dû travailler comme si la réouverture était assurée.» Kheiron insiste : «Le monde du spectacle, c’est pas de l’impro ! C’est impossible de louer une salle le lundi pour le samedi.» Il souligne : il fait partie des «extrêmement chanceux». L’Européen ne pourra pas reprogrammer sa pièce qui devait reprendre le 20 décembre pour six dates, mais il ne galérera pas trop à retrouver une autre salle à Paris ni à réunir son public, très fidèle. «Je ne suis pas inquiet pour moi. Mais tous les autres ? Déjà pour mon équipe, c’est une dépense énergétique et économique insensée : recontacter des milliers de personnes, envoyer un nombre incalculable de mails, faire des avoirs sans savoir quand on pourra rejouer, sans parler des frais de promo engagés, car même la promo numérique coûte cher.»
Au théâtre des Amandiers, à Nanterre (Hauts-de-Seine), la nouvelle création de Gisèle Vienne, L’Etang, avec Adèle Haenel, était au stade des répétitions lumière. «Les décors étaient en montage sur les plateaux, les techniciens, la régie lumière et les acteurs de Gisèle Vienne sont venus répéter pour être prêts, explique la direction. La vie d’un théâtre, ça ne se déplanifie et replanifie pas facilement.» A fortiori quand il s’agit d’accorder les agendas d’une équipe d’une trentaine de personnes. Sans savoir à quand reporter.
Outre l’incertitude, l’inquiétant pour les artistes est qu’un compte à rebours est enclenché. «En règle générale, les programmateurs bouclent leur saison en février-mars, explique Gaëlle Bourges. Si bien qu’il y a de l’espoir de voir tourner une pièce quand on la présente en novembre ou décembre. Janvier, c’est déjà bien tard pour les convier ; février, faut franchement s’accrocher ; et mars, c’est trop tard. Si on loupe ce créneau, ça reporte d’une année, et c’est le risque de tomber aux oubliettes.» Les prochaines dates parisiennes (celles qui aimantent le plus de «pros») de sa nouvelle création : les vacances de février. «Je vous jure, ça donne envie d’aller jouer dans les églises et les mosquées…»
«Victimes»
Côté cinéma, l’épuisement nerveux des distributeurs laissés le bec dans l’eau est à la mesure de la masse de travail abattu pour rien. Chez Jour2Fête, Etienne Ollagnier, distributeur du film Slalom (pour lequel ont été investis 300 000 euros de frais de sortie pour mercredi prochain), évoque tristement «l’avant-première calée avec la ministre des Sports et l’énorme tournée de débats avec des tas d’associations, annulée pour la deuxième fois».
Après le «coup de collier» inutile de ces derniers jours, où il avait sorti son équipe du chômage partiel, Guillaume Bachy des cinémas du Palais à Créteil n’a pas voulu céder à l’abattement : il organise...
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