GRAND DÉCRYPTAGE - Après deux ans de Covid, les Français ont changé leurs comportements, et leurs goûts ont évolué. Producteurs et patrons de salles obscures listent les solutions pour s’adapter.
À trois semaines du Festival de Cannes, le milieu du septième art s’inquiète de la baisse de 30% de la fréquentation des salles depuis janvier. «Pour la fin de l’année, je table non plus sur 160, mais sur 150 millions d’entrées», annonce Éric Marti, à la tête de Comscore, société d’études spécialisée dans les box-offices. Magali Valente, directrice du cinéma au Centre national du cinéma français (CNC), a également actualisé ses prévisions: «Nous sommes descendus de 200 à 175 millions d’entrées, soit un marché à - 12%.»
Après deux ans de pandémie, une petite musique s’installe: la situation est plus grave que prévu. «Elle est là pour durer», estime François Aymé, président de l’Afcae, qui représente les salles art et essai. Le cinéma subit les mêmes effets que le théâtre, les musées, les concerts et les restaurants. Tout le monde est retourné au cinéma, simplement certains y vont moins souvent. L’intuition générale est que les Français ont modifié leurs habitudes et leurs goûts. On entend moins la question: «Tu as vu quoi de bien au cinéma?»
À la machine à café, sur WhatsApp, sur les flancs de bus et dans les médias, le cinéma n’est plus seul. Il partage l’espace avec les plateformes. Avec un désavantage certain: Netflix et autres Apple+ gardent leurs chiffres secrets.
La fin d’un cycle
«La lueur d’espoir suscitée par les 7 millions d’entrées de Spider-Man à Noël a été douchée au premier trimestre, constate Jean-Baptiste Souchier, banquier du cinéma français à la tête de Cofiloisirs. Le cinéma, c’est un marché d’offres, une spirale qui s’enchaîne bien ou mal.» Entre janvier et mi-février, il y a eu cinq semaines noires pendant lesquelles le spectateur est resté chez lui. En cause: l’hiver, le grand nombre de positifs au Covid et de cas contacts. Est arrivée l’invasion russe en Ukraine, l’élection présidentielle et trop peu de films jugés suffisamment intéressants pour justifier l’effort de sortir de chez soi. Le choix a été moindre aussi parce que «plusieurs longs-métrages ont été décalés», signale Jean-Baptiste Souchier.
Un blockbuster comme Qu’est-ce qu’on a tous fait au bon Dieu? a séduit 1,7 million de Français, mais n’a pas eu l’effet locomotive espéré. «Après chaque pic d’entrées, la fréquentation retombe, constate Marc-Olivier Sebbag, secrétaire général de la FNCF (Fédération nationale des cinémas français). Il manque l’enchaînement dynamique qui permet au train de redémarrer.» On devine la fin d’un cycle.
Des millions de Français regardent les franchises de comédies comme Les Tuche à la télévision, mais, dans les salles obscures, on sent une lassitude. Repoussé à février 2023, Astérix et Obélix. L’empire du Milieu sera scruté de près. Comme le Bon Dieu 3, son scénario a été écrit avant la pandémie. Depuis, la société a énormément changé et le rejet des films d’«avant» est évident. «Pour les films de super-héros déconnectés de la réalité, cela ne change rien, mais l’une des clés du succès des films français est d’attraper l’air du temps, analyse le producteur Marc Missonnier. D’où le succès surprise de Maison de retraite, sorti en plein scandale des Ehpad.»
Éric Marti remarque lui aussi des changements: «Le spectateur ne va plus automatiquement voir une nouveauté à sa sortie. Il attend d’être sûr d’avoir peur, de rire, d’être transporté. Les démarrages sont lents ; quand un film est jugé bon, comme En corps, de Cédric Klapisch, les spectateurs peuvent attendre trois semaines avant d’aller le voir. Les entrées se font sur la durée. À l’inverse, les échecs sont cuisants.»
Les habitudes des jeunes
En mars 2021, les dirigeants de Netflix promettaient l’extinction des cinémas. «Tout le monde a eu très peur et, finalement, c’est l’exact contraire qui s’est produit», souligne Jean-Baptiste Souchier. «Quand les salles ont rouvert en juin 2021, les premiers à se précipiter ont été les 15-24 ans, rappelle Sylvain Bethenod, fondateur de Vertigo, institut d’études spécialisé dans les loisirs. Ils rêvaient de sortir de chez eux. Regarder seul des contenus sur les plateformes a des limites.» Depuis, «le phénomène s’amplifie. Pour les 15-25 ans, le cinéma est une sortie festive et collective», se félicite Stéphane Huard, président de Sony Pictures France, ravi du succès d’Uncharted .
Mais voilà: les jeunes vont surtout voir des mangas et des films américains, car le cinéma français les ignore. «Il faut revoir la communication des films français pour les rendre plus attractifs auprès des jeunes, alerte Sylvain Bethenod. Illusions perdues et Aline ont attiré peu de jeunes, mais ceux qui y sont allés ont donné des notes supérieures à celles des autres spectateurs. Si on ne cible que les seniors, un film atteint vite son plafond de verre.» Les jeunes ont les mêmes réflexes que les autres classes d’âge. Quand un film est bon, ils y vont.
Les succès portés par le bouche-à-oreille rares
«Plus âgés, ils regarderont moins les super-héros et n’auront pas pris l’habitude d’aller voir un film français», avertit Sylvain Bethenod. Ces spectateurs sont aussi déçus de voir Hollywood continuer à décaler ses superproductions. Le prochain Spider-Man est annoncé pour juin 2023 et Mission: Impossible 7 pour juillet 2023. Les studios ne sont pas tout à fait revenus au cinéma. En France, Disney a préféré sortir Alerte rouge sur la plateforme Disney +. Cet excellent Pixar a été jugé plus stratégique pour augmenter le nombre d’abonnés de Disney+ que d’être projeté sur grand écran.
Comme les jeunes, les 60 ans et plus sont retournés en salle, mais «ils sont plus sélectifs, constate François Aymé. Cela ne veut pas dire que les films à l’affiche ne sont pas bons, mais ils ont davantage de mal à susciter l’envie.» Les succès portés par un excellent bouche-à-oreille comme BAC nord et La Panthère des neiges sont rares. Comme Notre-Dame , de Jean-Jacques Annaud, les déceptions en termes d’entrées sont nombreuses. Peut-être parce que les 25-59 ans, les fameux «actifs», ne disposent pas d’un temps infini. Regarder des séries, même en six épisodes, a forcément des conséquences. Surtout au vu de la durée souvent trop longue des films.
Une exigence accrue
«Le niveau d’exigence a fortement augmenté, ajoute François Aymé. Les producteurs et les scénaristes doivent intégrer cette donnée dans l’écriture.» Le serpent de mer «mieux écrire» refait surface. Les bons scénaristes sont peu nombreux et toujours moins bien traités que les acteurs. Or quand un auteur comme Nicolas Bedos travaille pour Amazon, il a moins de temps pour le grand écran.
«Le cinéma français doit se défaire de ses dogmes, martelait Jérôme Seydoux, le pape du cinéma français dans Le Figaro, le 19 avril dernier: «En France, il est facile de faire des mauvais films et très difficile d’en faire de bons. Nous avons à cœur de défendre au maximum la diversité des films. Mais ce sont les consommateurs qui choisissent, et les gens ne vont pas voir des films où ils s’ennuient!, rappelle-t-il. Les plus gros consommateurs de films en salle sont les mêmes que ceux qui sont sur les plateformes. Les spectateurs sont plus exigeants, car, une fois dans la salle, ils ne peuvent pas zapper comme sur Netflix!»
Même les cinémas sont soumis à cette exigence accrue. Si aucun n’a fermé pendant la pandémie, c’est que la qualité du son, des écrans, le confort des fauteuils et la beauté des lieux conçus par d’éminents architectes et designers ont fait la différence. Dans les grandes villes, les services comme l’achat et la réservation à distance de sa place sont plébiscités. Le travail éditorial des salles art et essai a été salué: les Français sont davantage retournés dans ces salles incarnées par leurs équipes que dans les multiplexes.
L’impact du télétravail
Mais, «dans les grandes villes, le télétravail nuit à la culture. Il incite les gens à rester chez eux», regrette Marc-Olivier Sebbag. Comme dans les théâtres, les séances se vident en début de semaine. Il faudra sans doute en supprimer. Les Français sortent aussi moins tard. «En semaine, on peut avoir des séances vides à 18 heures et, après 22 heures, il n’y a plus personne», dit François Aymé. «Il y a aussi moins de monde le mercredi», constate Marc-Olivier Sebbag. «Tous les films n’ont pas le potentiel pour être mis à l’affiche tous les jours et sur quatre séances d’affilée, martèle François Aymé. Même à Paris, il n’y a qu’entre 5 et 20 spectateurs à certaines séances. Dans ces cas-là, on ne peut plus parler d’expérience collective. Il faut proportionner les séances selon le potentiel du film.»
Toujours à cause du télétravail, les cinémas dans les territoires voient débarquer des spectateurs habitués à voir les films en VO. Grâce aux fichiers numériques, où il suffit de l’activer en appuyant sur un bouton, il sera possible de proposer au moins une séance en VO.
Plusieurs pistes
Affiner la grille tarifaire est une autre piste. «Le prix est perçu comme trop cher», note Stéphane Huard. Un spectateur qui paie plein tarif hésite davantage à se déplacer pour un film qui risque d’être décevant. Pourquoi ne pas faire varier les prix en fonction de l’affluence, de l’attente sur un film? Les concerts ont adopté cette mesure. À l’Olympia, les tarifs pour le concert de Camélia Jordana de mai prochain sont à -40%. Dans un même cinéma, le prix pourrait évoluer au fil de la carrière du film. Cela serait d’autant plus justifié que le spectateur n’est assuré de le voir dans une grande salle que les premiers jours suivant sa sortie.
Pour l’instant, «chacun a sa vision partielle, souligne Magali Valente, du CNC. À Cannes, nous présenterons une étude sur les habitudes des Français avant et après la crise. À partir de ce bilan, nous pourrons réfléchir à un ensemble de mesures malgré la contrainte budgétaire.» À Las Vegas, «où je participe cette semaine au congrès mondial des cinémas, le changement des habitudes sera également discuté, souligne Marc-Olivier Sebbag. C’est un sujet mondial.»
Tous rêvent du film qui provoquera le déclic. En 1997 à l’arrivée des multiplexes, Titanic avait attiré des foules qu’on n’avait plus vues depuis longtemps. En 2022, cela pourrait être Avatar 2 qui sort le 14 décembre ou un outsider d’ici là.
Les jeunes en manque de films français
Les 15-25 ans retournent massivement au cinéma mais «vont voir les films de super-héros et les mangas car à part Alexandre Astier, Franck Gastambide et la bande à Fifi menée par Philippe Lacheau et Tarek Boudali, trop peu de réalisateurs français s’adressent à eux», regrette Stéphane Huard à la tête de Sony Pictures France. «Ces films n’intéressent pas les investisseurs traditionnels car ils ne les connaissent pas ou peu, analyse le producteur Éric Altmayer (Les Segpa). Les créateurs de ces films ne sont pas prestigieux, leur notoriété dans le milieu est faible. Tout cela n’invite pas à prendre des risques. Le marché est en pleine mutation et le milieu ne s’est pas encore complètement adapté…»
Le producteur Marc Missonnier se veut, lui, optimiste...
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