Lille 2004, Marseille 2013… En 2028, c’est de nouveau le tour de la France d’héberger une « Capitale ». Neuf villes sont déjà candidates. Label tremplin ou miroir aux alouettes ?
Le spectre du Kosmos se dresse comme l’aveu d’un échec. Au centre-ville de Plovdiv, deuxième ville de Bulgarie, 350 000 habitants, les vitres cassées et le béton lépreux de ce qui fut autrefois le plus grand cinéma du pays laissent aux artistes locaux un goût amer.
C’est pour empêcher sa destruction qu’était née l’idée, chez les étudiants mobilisés pour sa défense, de candidater au titre de Capitale européenne de la culture. Et Plovdiv 2019 avait obtenu le label. Trois ans après l’année Capitale, l’ancien Kino Komsomol (le cinéma de l’organisation des jeunesses communistes), alias Kino Kosmos, est toujours rongé par la ruine, comme une verrue au milieu de la gentrification galopante de la ville, livrée aux spéculateurs.
A quoi sert une Capitale européenne de la culture ? Qui cela intéresse-t-il encore ? Quarante ans après sa création et plus de soixante-cinq villes labellisées, le concept n’a-t-il pas été jusqu’au bout de sa logique au point de s’essouffler ?
« La question n’est pas idiote, convient Yves Vasseur qui, en 2015, fit de Mons, dans la province belge du Hainaut, la capitale européenne. Dans le maelström des événements, on imagine que M. Toutlemonde s’en tape. D’un autre côté, on constate un nombre sans précédent de villes candidates : c’est donc que cela intéresse encore. Au moins les édiles. »
Un concept devenu routinier
En 2028, ce sera de nouveau au tour de la France – concomitamment avec la République tchèque – d’héberger la capitale européenne. Entre Amiens, Rouen, Reims, Bourges, Montpellier-Sète, Nice, Clermont-Ferrand, Bastia et Saint-Denis, cette compétition intranationale, dont on connaîtra le gagnant en 2023, est déjà lancée. Elle est âpre.
Pourtant, si les succès de Lille en 2004 et de Marseille en 2013 invitent à rêver, qui se souvient de Paris en 1989 (Jacques Chirac, maire de Paris, avait accepté l’injonction du gouvernement socialiste l’année du bicentenaire de la Révolution, mais n’avait rien fait) ou d’Avignon en 2000 ? Et pourquoi Nantes, qui fait figure de modèle en matière de renaissance culturelle, n’a-t-elle jamais été candidate ? « Parce qu’on est très prétentieux », rigole Jean Blaise, qui en fut, et reste, le maître d’œuvre, avant d’expliquer, plus sérieusement : « Parce qu’on avait envie d’être nous-mêmes. Poser une candidature, c’était aller vers des critères de ce que devait être une capitale européenne de la culture. Et pas notre identité propre. »
Bruxelles n’a doté le label que de peu d’argent : 1,5 million d’euros pour des budgets qui oscillent entre 16 millions et 100 millions
Intrusion du politique, dérives financières, ennui du public face à un concept devenu routinier… Les critiques sont connues. « Y compris, témoigne Yves Vasseur, et c’est le premier problème pour tous ceux qui prennent en charge une capitale européenne de la culture, celui de faire comprendre cette notion même aux habitants. » C’est ce qu’il a expliqué aux équipes portant la candidature de Reims : « Vous annoncez que vous investissez des millions dans l’équipe de foot pour aller au Mondial, les gens comprennent ; mais vous dites que votre ville sera Capitale européenne dans cinq ans, vous prêchez dans le désert. »
Du point de vue financier, Bruxelles n’a doté le label que de peu d’argent : 1,5 million d’euros pour des budgets qui oscillent entre 16 millions (Tallinn, 2011) et 100 millions (Marseille, 2013). Corollaire : un contrôle de l’Europe insuffisant, se plaignent les acteurs culturels. Multicopiée (capitale du design, capitale du livre, capitale du sport, de l’environnement…), imitée en Asie, en Afrique, en Amérique latine et déclinée régionalement (la capitale française de la culture, etc.), l’aura du concept ne serait-elle pas en train de pâtir de son propre succès ? Trop de labels tuent le label ? Qu’en reste-t-il lorsque les néons s’éteignent et que la caravane financière est passée ? Les murs aveugles du Kosmos ?
« Il faut se méfier du “c’est complètement raté” », pondère Anne-Marie Autissier, spécialiste de la question à l’université Paris-VIII. Elle revient de Novi Sad, en Serbie (dont c’est l’année, avec Esch, au Luxembourg). « On m’avait dit que ce n’était pas la peine d’y aller. Alors qu’ils ont fait des choses intéressantes, comme de créer des stations culturelles dans tous les quartiers, un peu à la manière des maisons Folie à Lille », explique la chercheuse qui a vu défiler toutes les capitales culturelles depuis leur création.
Lorsque, en 1983, pour tenter de donner à l’Europe l’identité commune qui lui manque, la chanteuse Melina Mercouri, ministre de la culture grecque, soutenue par Jack Lang, propose de nommer chaque année une ville européenne de la culture, Anne-Marie Autissier, chargée de l’Europe, travaille au ministère de la culture au service international. La jeune agrégée de lettres est aux premières loges.
Le temps des bâtisseurs
Athènes ouvre le bal en 1985. Et la première des quatre grandes périodes qui marquent l’histoire du label. D’abord donc, l’Européenne, marquée par la volonté de créer une identité commune, raconte Anne-Marie Autissier. En 1990, Glasgow ouvre une ère festive, l’opération s’apparente à un méga festival qui s’étend sur toute l’année. Puis vient le temps des bâtisseurs, l’ambition du développement urbain. Enfin, depuis 2014, le leitmotiv est la participation des habitants, dépassant les limites de la ville.
Transformation à long terme, dimension artistique, intégration européenne, enjeux participatifs, management… Pour aider à répondre aux critères demandés par Bruxelles, toute une industrie s’est mise en place : sociétés de conseil mercenaires, experts du sujet comme l’Allemand Ulrich Fuchs ou le Français Christian Potiron.
« J’ai l’habitude quand je commence à travailler avec les équipes par faire remarquer que nous sommes face à trois mots qui posent problème, confie ce dernier. Capitale : cela représente quoi ? Européenne : quid de la diversité des identités ? Et enfin culture : comment la définit-on, artistiquement, socialement… ? » Un titre à trois bandes qui appellent les collisions.
Au sein des équipes, c’est d’ailleurs souvent le chaos entre les directions artistiques, le marketing, les équipes qui travaillent sur le social, les édiles politiques… « Parce qu’on n’est pas dans une présentation de ce qu’on est, mais de ce qu’on veut devenir, souligne le consultant. Ça crée du débat, en tout cas. »
« Une machine à faire des burn out, abonde Jean-François Chougnet, qui avait repris les rênes de Marseille 2013, derrière Bernard Latarjet. Et puis en sept ans [entre la création de l’équipe pour préparer la candidature et l’année de réalisation] dans un pays démocratique, il se trouvera toujours des élections pour changer la donne. »
« Cela a réveillé les consciences »
Voilà quatorze ans que Christian Potiron travaille sur, et pour, les Capitales européennes de la culture. La première fois, c’était à Kosice, en Slovaquie. A quelques encablures de l’Ukraine, coincé entre la Hongrie et la Pologne, cet ancien bassin sidérurgique tombé en décrépitude, est candidat pour 2013, la même année que Marseille. Kosice cherche un Français, histoire de créer du lien avec la capitale jumelle.
Le jeune garçon d’Asnières (Hauts-de-Seine) est en poste – service volontaire européen – dans une ancienne gare ferroviaire transformée en centre d’art à Zilina, au nord de la Slovaquie. Il va devenir un des piliers du groupe de programmation de Kosice, y rencontre sa femme, et enchaîne avec Plzen (République tchèque). Puis ce sera Novi Sad (Serbie), Bucarest, Debrecen (Hongrie), Zilina (Slovaquie) ou aujourd’hui Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) en banlieue parisienne.
Parfois la candidature remporte le sésame ; parfois, elle est rejetée. Parfois, il participe uniquement à la préparation ; parfois, il va jusqu’au bout dans les équipes de programmation. « Du point de vue artistique, on navigue entre l’avant-garde et un consensualisme politicoculturel. Il faut comprendre que ce n’est pas un projet créatif, mais un projet de transformation de la ville, observe le consultant installé à Prague. A Kosice, neuf ans plus tard, certaines infrastructures marchent, d’autres moins bien. C’est toujours compliqué de mesurer l’impact a posteriori. Mais ça a touché l’orgueil des gens, la façon dont ils voyaient leur ville. Et par capillarité, cela a fait évoluer les mentalités dans les administrations régionales. Comme sur l’art contemporain, par exemple. C’est ainsi que Nuit blanche est devenu un gros événement là-bas… »
A Plovdiv, en Bulgarie, Manol Peykov ne dit pas autre chose. L’éditeur qui s’était pourtant fait pousser dehors par la mairie trois ans avant « l’année Capitale » (« Ils voulaient des gens qu’ils pouvaient contrôler ») affirme : « Il est indéniable que cela a réveillé les consciences, cela a rappelé aux gens d’ici qu’ils avaient quelque chose à offrir. Plovdiv 2019 est l’un des événements les plus importants qui se soient passés sur le sol bulgare, dans ces Balkans que Churchill désignait comme le ventre mou de l’Europe. Parce que si les gens ici sont sensibles à Poutine et aux “fake news”, c’est qu’ils n’ont, pour la plupart, jamais dépassé les frontières. La Capitale européenne de la culture ouvre au monde… Après, est-ce qu’on aurait pu mieux faire ? Sûrement. Mais quand bien même vous ne faites rien, s’amuse-t-il, cela vous met sur la carte de l’Europe. »
« Pépinière »
Débonnaire et généreux, barbe en broussaille, arrivé avec vingt minutes de retard, le directeur de Jeannette 45 (l’importante maison d’édition que sa mère a fondée ici après la chute du communisme), Manol Peykov se fait l’avocat de l’Aylyak, l’art de prendre son temps, un mot aux origines ottomanes dont Plovdiv a fait un étendard. Face à Sofia, capitale de l’argent, la deuxième ville du pays joue la douceur de vivre.
« Or, les consultants allemands nous avaient prévenus : dès le moment où nous serions choisis, les politiques allaient s’y intéresser. Je n’avais pas imaginé que ce serait à ce point-là. Ils nous ont tout simplement balayés », raconte celui qui sera par la suite élu député au Parlement bulgare avant d’y renoncer, constatant son impuissance.
Mais au fond, convient Manol Peykov, peu importent les échecs – dûment répertoriés – de Plovdiv 2019 : qu’il s’agisse du programme avorté de « quartier créatif » dans les grands entrepôts délabrés de Tobacco City ou encore, face aux attaques des nationalistes d’un côté, et aux réticences de la communauté rom de l’autre, de l’abandon des projets dans Stolipinovo, cette cité bidonville hallucinante de misère et d’isolement, Manol Peykov veut voir le verre à moitié plein : « L’apport principal de cette labellisation aura été de servir de pépinière pour des managers de la culture. On avait besoin de sang frais. La façon dont on gère nos musées, notre culture, est la même que sous le communisme. La capitale de la culture a vu de nouveaux visages émerger. Sauf que, là encore, la mairie veut contrôler. La culture ne peut pas s’épanouir sous contrôle. » Il pose sa main sur votre ventre et, s’excusant de citer le père de sa femme, professeur au conservatoire et spécialiste de folklore bulgare, il conclut : « Quand tu mets un truc dans ta bouche, vérifie qu’il peut sortir par ton cul. »
A 33 ans, Victor Yankov est un de ces nouveaux visages dont parle Manol Peykov. Venu à Plovdiv pour y étudier l’économie et la politique, le jeune homme au tropisme culturel se retrouve à seconder la galeriste et militante de la culture Vesselina Sarieva, organisant avec elle un festival artistique, avant de rejoindre l’organisation de Plovdiv 2019 où il continue d’œuvrer aujourd’hui, chargé des « relations internationales » : « Il faut bien comprendre que le budget annuel du gouvernement pour la création artistique est de 500 000 euros, quand Plovdiv 2019, indépendamment des dépenses d’infrastructure, a réuni 10 millions d’euros sur trois ans !, explique-t-il. Tout cela crée des jalousies. J’ai perdu beaucoup d’amis. »
Levier
Et beaucoup appris. Notamment à naviguer dans le marigot – trop bien pour certains. Il soupire : « Entre les nationalistes qui faisaient courir le bruit que Plovdiv allait financer une Gay Pride, et l’opposition qui criait à la corruption, on a servi de chewing-gum au conseil municipal. L’agence nationale anticorruption a enquêté pendant sept mois et n’a rien trouvé. Notre erreur, c’est d’avoir fait la promesse que ça allait changer les choses. Cela ne l’a pas fait. Mais si vous pensez que vous révolutionnez un système qui se détériore depuis trente-cinq ans en une année culturelle, vous êtes naïf. »
« En 2013, Marseille a comptabilisé un million de visiteurs supplémentaires et ce chiffre, on ne l’a jamais reperdu » – Jean- François Chougnet, responsable de Marseille 2013
Internationalement, des plates-formes d’échanges se sont mises en place entre...
Lire la suite sur lemonde.fr