Depuis quelques jours, le monde de la culture s’est mis en branle pour condamner l’invasion de l’Ukraine, mais la question de la venue d’artistes ressortissants du pays reste épineuse. Doit-on pénaliser uniquement les proches de Poutine ?
Annulations des concerts de Nick Cave, de Woodkid ou de Green Day en Russie, suspension des sorties en salles des films Disney (dont Alerte rouge de Pixar), Sony (Morbius) et Warner (The Batman devait sortir là-bas vendredi), déprogrammation de l’exposition Christian Boltanski par ses ayants droit une dizaine de jours avant son ouverture au Manège de Saint-Pétersbourg… Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, la glaciation artistique et culturelle est fulgurante. En tout cas s’agissant de la présence d’artistes européens, américains ou britanniques sur le sol russe, l’eau semble froide et limpide. L’autre direction quant à elle, celle du boycott des artistes russes sur nos territoires, pose davantage de dilemmes éthiques. Et en l’absence de disposition officielle sur le sujet, chacun négocie ou tranche au sabre dans le lot de questions : jusqu’où convient-il censément d’exclure les artistes russes du paysage, en protestation à l’invasion de l’Ukraine ? Doit-on pénaliser uniquement les artistes proches de Poutine ou s’en prendre à tous les artistes ressortissants du pays ? A quel point, aussi, combat-on le soft power russe – particulièrement puissant en France – en déprogrammant les œuvres des morts ? La dernière question se posait réellement il y a trois jours après qu’on apprenait la décision de l’Orchestre philharmonique de Zagreb, en Croatie, d’évincer jusqu’à nouvel ordre les œuvres de Tchaïkovski de son répertoire.
Les deux premières se posent encore visiblement aux rares institutions culturelles engagées dans une collaboration franco-russe qui ne se sont pas encore prononcées sur le maintien de leurs événements. Une grande majorité a, quant à elle, déjà fait connaître sa position depuis le début de l’offensive. Et ainsi pleuvent les communiqués annonçant les déprogrammations de films, d’expos, de spectacles, de festivals. Le Festival de Cannes, notamment, a annoncé qu’aucune délégation du pays ni instance liée au gouvernement russe ne seront acceptées sur la Croisette en mai «sauf à ce que la guerre d’agression cesse dans des conditions qui satisferont le peuple ukrainien», tout en saluant les opposants en Russie.
«Plus que jamais il faut entendre la voix de l’autre Russie, la Russie démocratique, pacifique»
L’organisme gouvernemental russe chargé de promouvoir le contenu cinématographique et télévisuel, Roskino, vient d’être exclu du festival Séries Mania, qui doit s’ouvrir fin mars à Lille, par le ministère de la Culture. «Nous ne pouvons pas accueillir un organe officiel du gouvernement russe en ce moment», a déclaré sa directrice générale, Laurence Herszberg. Si le maintien des concerts de l’«ambassadeur artistique» de Poutine Valery Gergiev semblait évidemment exclu pour plusieurs salles de concert à l’international, celui d’œuvres d’artistes non alignés sur les positions du régime se pose au cas par cas, en fonction de la nature du financement des œuvres mais aussi de la politique des structures. Le festival de Glasgow en Ecosse n’a pas hésité à exclure deux films russes de sa sélection (No Looking Back de Kirill Sokolov et The Execution de Lado Kvataniya), quitte à pénaliser, de son propre aveu, des œuvres n’épousant en rien l’idéologie du Kremlin.
Au contraire, le Festival d’Avignon, de son côté, a confirmé le maintien du spectacle du metteur en scène et cinéaste Kirill Serebrennikov, opposant au régime de Poutine. Programmée en ouverture de la prochaine édition, dans la cour d’honneur du palais des Papes, sa nouvelle création, The Black Monk, d’après Anton Tchekhov, est produite essentiellement par le Thalia Theater de Hambourg et par le Festival d’Avignon, mais aussi par la compagnie du metteur en scène qui n’est pas subventionnée par l’Etat russe. «On a absolument aucune raison d’annuler ce spectacle, mais il est certain qu’on aura des difficultés à le créer car une grande partie des artistes qui y participent sont russes et vivent en Russie, et on ignore s’ils pourront quitter leur pays, explique le directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, joint par téléphone. Plus que jamais il faut entendre la voix de l’autre Russie, la Russie démocratique, pacifique.»
«Nous ne portons aucun message politique durant cette tournée»
Guettée sur le sujet, la Biennale de Venise qui doit s’ouvrir fin avril n’a pas eu à trancher. Le commissaire et les artistes russes sélectionnés pour représenter leur pays l’ont fait pour elle, annonçant leur démission mardi matin. Face à ce que la célèbre manifestation internationale d’art contemporain a qualifié d’«acte de courage», d’autres artistes ou institutions russes semblent plus circonspects. Ainsi le Bolchoï réagissait-il à l’annulation de la saison estivale qui lui était initialement dévolue au Royal Opera House de Londres mais aussi au report de la retransmission de son Lac des cygnes prévue ce dimanche dans les cinémas Pathé. Contre le boycott, le ballet plaidait pour l’universalité des arts et de la culture en assurant : «Nous ne portons aucun message politique durant cette tournée. Nous dansons simplement pour la paix.» La soprano Anna Netrebko, qui a dû annuler un récital sous la pression de la municipalité d’Aarhus au Danemark, a aussi déploré le boycott : «Cela devrait être un choix libre. Je ne suis pas une femme politique, je ne suis pas une experte en politique. Je suis une artiste et mon but est d’unir au-delà des clivages politiques.»
Le musée du Luxembourg n’a pas encore communiqué sur l’avenir de l’exposition «Picasso et la Russie», prévue en septembre 2023 : aucun artiste russe vivant n’est concerné, mais des conservateurs moscovites dont on ne sait pas encore s’ils exerceront. Côté musée privé, en revanche, la Fondation Vuitton est claire : à moins d’une décision gouvernementale, pas question pour la maison de Bernard Arnault d’interrompre son exposition blockbuster consacrée depuis septembre à la mirifique collection Morozov, dont les toiles de grands maîtres de la modernité (Matisse, Cézanne, Van Gogh…) furent prêtées par trois musées russes...
Lire la suite sur liberation.fr