Expositions, nouveaux lieux, événements caritatifs… Les années de crise et la déflagration qui a ravagé la capitale libanaise le 4 août 2020 marquent la relation des Libanais à l’art. «Libération» s’est entretenu avec créateurs, passeurs et amateurs.
Un sentiment «d’inutilité, de futilité, d’insignifiance». Les mots des artistes libanais se rejoignent pour décrire ce qu’ils ont éprouvé au lendemain du choc du 4 août 2020. Traumatisés comme tous les habitants de Beyrouth par l’explosion colossale du port qui a ravagé la ville, causant plus de 200 morts et plus de 6 000 blessés, et des dizaines de milliers de sans-abri, ils ne savaient comment réagir et appréhender leur travail. «Les bénévoles venus en aide aux sinistrés, qui déblayaient les débris de verre dans les rues et nettoyaient les maisons, étaient tellement plus importants que nous tous», dit Omar Fakhoury. L’artiste peintre et enseignant à la faculté des beaux-arts de l’Université libanaise parle pour lui, mais aussi pour ses étudiants qu’il a retrouvés à la rentrée, quelques semaines après le choc. «Si on n’a pas été blessé ou touché dans sa chair par le drame, on sent qu’on n’a rien à exprimer, ou rien le droit de dire», ajoute le quadragénaire.
Au contraire, c’est parce qu’il a été frappé par la mort de son père, un ingénieur de 55 ans, tué pendant sa sieste par la déflagration, que Zeid el-Amine a ouvert Août Gallery, en hommage à celui qui l’a initié à l’art. Amateur et collectionneur, le père avait encouragé son fils à prendre l’option «beaux-arts» à côté de ses études de management. «C’était un projet que l’on voulait réaliser ensemble dans quelques années», raconte le jeune homme qui n’a pas hésité longtemps à investir son petit héritage dans l’espace de vente et d’exposition. Dès octobre 2020, il a trouvé le local dans le quartier de Gemmayzé (à une centaine de mètres de l’hôtel particulier de Carlos Ghosn), l’un des plus touchés par l’explosion. Il l’aménage et inaugure sa première expo en mars. A 26 ans et à peine le double de kilos, Zeid el-Amine trône dans un bureau en mezzanine, au-dessus du vaste espace tout en longueur exposant d’immenses toiles aux couleurs très vives. L’œuvre d’une artiste sud-coréenne, Lee Jin Han, repérée sur Instagram par le galeriste novice. «C’est joyeux, rêveur. Je crois que c’est ce que les gens veulent voir, comme moi, après tout ce qu’on a traversé, dit le jeune homme. Il y a une volonté de tous les artistes libanais de créer plus après l’explosion. Et puis beaucoup de gens investissent dans les œuvres d’art en ce moment, parce qu’ils ne peuvent pas mettre leur argent en banque, ajoute-t-il en évoquant la crise financière inédite que connaît le Liban. Moi, ça m’a beaucoup aidé affectivement et moralement de m’investir dans ce projet.»
Dans ce même quartier branché de Gemmayzé, où la vie culturelle et artistique reprend un an après l’explosion, un autre lieu, à l’abri des regards et du besoin, n’est que luxe, calme et créativité. Une sculpture métallique imposante vous accueille dans le premier jardin bordé de gardénias odorants. Dans une maison traditionnelle libanaise datant du XIXe siècle, toute en pierre ocre et en arcades, Arthaus existe depuis bientôt une dizaine d’années. Nabil Debs a hérité de cette propriété familiale qu’il a restaurée et transformée en un espace dédié à l’art et à la culture. Avec aussi quelques chambres d’hôte, un restaurant et un bar haut de gamme déployés dans l’immense cour verdoyante, pour couvrir quelques frais. De retour au Liban en 2009 après une vingtaine d’années de travail dans la finance à Londres, celui qui a toujours été un amateur d’art ne fait pas d’affaires avec les œuvres, mais plus volontiers de la philanthropie. Au lendemain de l’explosion, Tom Young, un artiste britannique installé au Liban, a organisé une expo au milieu des gravats pour collecter des fonds pour les victimes. Dans la foulée, Arthaus a organisé en septembre une exposition, «Beyrouth année zéro», avec une cinquantaine d’artistes de la «révolution», des installations, des sculptures, des tableaux et des rappeurs en accompagnement. «Un moment chargé de beaucoup d’émotion et d’échange», raconte Nabil Debs qui, grâce à son réseau de relations, fait venir des représentants de la maison de vente aux enchères Christie’s. Ils ont choisi une trentaine d’œuvres pour une vente de charité au bénéfice des victimes de l’explosion de Beyrouth. La moitié de l’argent est allée à la Croix-Rouge et l’autre aux artistes.
«Tout était soufflé»
Dans le milieu artistique libanais, les entrepreneurs semblent avoir moins d’états d’âme que les créateurs. Omar Fakhouri est resté longtemps en «panne artistique», comme il dit. Son galop d’essai pour tenter de reprendre ses pinceaux a consisté à demander une autorisation pour se rendre sur les lieux de l’explosion. Au pied du grand silo à grains, devenu depuis un an le symbole de Beyrouth, sa tour Eiffel − «désormais plus emblématique du Liban que le temple romain de Baalbek», ironise l’artiste − un épi de maïs «solitaire et chétif» l’inspire. Il en fait son premier tableau de retour aux pinceaux pour l’exposition inaugurant la réouverture de la galerie Marfa’ («le port») début juin. Coincé dans une ruelle sans nom du quartier du port, entre un transitaire, un bureau des douanes et un autre de change, l’espace d’exposition a été aménagé dans un ancien hangar. Il a été ouvert en 2015 par Joumana Asseily, une trentenaire libanaise longtemps expatriée aux Etats-Unis et en France. «Je suis venue à la galerie dès le lendemain de l’explosion, pour découvrir les dégâts, raconte-t-elle. Il n’y avait pas que la vitrine explosée. Tout était soufflé : le plafond, les panneaux en bois... Heureusement, plus personne ne se trouvait sur les lieux. Ma décision a été prise immédiatement : j’allais rouvrir la galerie même si je ne savais absolument pas comment et, surtout, avec quels moyens reconstruire.»
La réponse est vite venue d’un élan de solidarité internationale résultant de l’émotion suscitée par le drame de Beyrouth, mais aussi des réseaux tissés par les professionnels libanais expatriés. Une galerie texane s’est manifestée, proposant de financer les réparations de Marfa’. Puis d’autres ailleurs ont appelé pour l’associer à la thématique de l’eau lors de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) à Paris. C’était le thème de l’exposition pour la réouverture de la galerie. Une douzaine d’artistes...
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