Les médias de service public « doivent être durablement financés », notamment pour permettre la tenue de débats « denses » mais « éclairés », estime Gilles Marchand, le directeur général des radios et télévisions publiques suisses, à l’heure où Emmanuel Macron et Marine Le Pen prévoient de supprimer la redevance.
Tribune. Le débat sur le financement de l’audiovisuel public est lancé, notamment dans ce journal. La campagne présidentielle voit surgir différentes propositions, allant du remplacement de la redevance par une dotation budgétaire à la privatisation de l’ensemble du secteur.
A l’évidence, ce thème est sensible. Il concerne un écosystème fragile, chahuté par la pression internationale des plates-formes de streaming, labouré par les réseaux sociaux. Il passionne aussi le monde politique, qui s’adonne à l’ivresse d’être à la fois régulateur, client et consommateur du média. La Suisse, avec son modèle de démocratie directe, constitue un laboratoire intéressant. Car, dans ce petit Etat fédéral, multilingue et multiculturel, la population peut décider, par un vote, du sort de son service public.
La Société suisse de radiodiffusion (SSR) est ainsi le seul service public européen à avoir été confronté directement au suffrage universel. En 2018, un scrutin populaire, qui visait à supprimer toute forme de financement public, a enflammé le pays, qui a débattu comme jamais des programmes SSR radio, télévisuels et en ligne. Et l’audiovisuel européen a suivi, stupéfait, cette empoignade pour ou contre l’existence de médias de service public. Finalement, après une campagne très intense, le verdict des urnes fut sans appel : plus de 70 % en faveur du service public et une redevance qui s’élève aujourd’hui à environ 330 euros par an, pour tous les foyers !
Débat crucial
Malgré ce succès, une nouvelle initiative populaire fédérale vient d’être lancée. Actuellement en phase de récolte de signatures (il en faut 100 000 pour déclencher un vote), cette proposition vise cette fois à réduire de 50 % les moyens de la SSR. Dans cette hostilité chronique à l’égard du service public, on peut distinguer quatre grands mouvements de pensée qui s’additionnent ou s’entremêlent.
Premièrement, un courant politique, classique, considère que le service public est orienté plutôt à gauche et qu’il doit donc être affaibli. Toujours dans le registre politique, une composante néolibérale estime, elle, que le service public doit s’effacer au profit du marché et des acteurs privés. Dans une dimension plus sociétale, on trouve ceux qui pensent que les médias publics sont devenus des institutions de propagande au service de l’Etat et qu’il convient de les combattre au nom de la liberté. Cette tendance a été dopée par la crise du Covid-19. Il y a, enfin, un public consumériste, qui n’a rien contre le service public en tant que tel, mais qui n’accepte de payer que ce qu’il consomme. Souvent jeunes, ces opposants refusent le principe de la redevance obligatoire.
Face à ces critiques, les réponses de la SSR reposent sur les valeurs d’indépendance, d’impartialité, de diversité des sujets et des regards. La promotion des cultures, la représentation des régions linguistiques suisses sont au cœur de sa démarche. Sa légitimité se fonde sur le respect de ces exigences, non sur une démarche purement transactionnelle.
Crucial, le débat sur le service public intervient dans des sociétés qui se fragmentent. L’individualisme, le foisonnement des revendications sectorielles, la multiplication de minorités intransigeantes émiettent le corps social. Ces divisions s’opèrent dans un climat où l’émotion, l’indignation, la simplification, portées par les révolutions technologiques, dominent la raison, qui peine à se faire entendre.
Le défi devient donc de créer des liens entre des individus, qui sont moins réunis par des territoires et des institutions que par des sensations, des identités ou une communauté numérique. Dans une société atomisée, le danger est l’affaiblissement de l’intérêt général. Chacun tend à conditionner son respect des institutions à la satisfaction de ses attentes personnelles. Or, l’intérêt général ne se résume pas à la somme des intérêts particuliers. Il est au contraire le dépassement des particularismes par un projet d’ensemble. Une société a besoin de visions partagées, de solidarités, de compromis, pour transcender ses contradictions internes et produire du sens, comme de la bonne gestion.
Bien fondamental
La démocratie, dans sa déclinaison moderne, est une intention, une finalité, un processus jamais achevé pour construire du bien commun. Or, il n’y a pas de démocratie sans information ni espace public pour la traiter. Ces deux éléments constituent l’air qu’elle respire. Mais, aujourd’hui, l’information précise et vérifiée, le débat impartial, la documentation solide de l’opinion représentent des enjeux considérables. Jamais la défiance, à l’égard de toute parole autorisée, n’a été aussi forte. Jamais les manipulations de masse n’ont été aussi puissantes et efficaces. Nous l’observons tragiquement dans le cadre de la guerre qui frappe l’Ukraine.
En clair, dans le bouillonnement des flux numériques et face à la fragilisation des repères, l’information est en train de devenir un bien fondamental du XXIe siècle. Demain, le destin des démocraties dépendra de leur capacité à produire et à faire circuler une information de qualité, permettant des débats denses, sûrement tendus, mais éclairés.
Cette nouvelle équation démocratique se développe alors que les médias sont...
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