Avec le retour au pouvoir des fondamentalistes, la création artistique du pays qui avait émergé depuis vingt ans est acculée à la fuite. Plusieurs initiatives ont vu le jour pour exfiltrer et accueillir, notamment en France, des dizaines d’artistes en danger.
Quand les talibans entrent dans Kaboul le 15 août, les peintres d’une fresque murale continuent à ripoliner, sans prendre la mesure du danger. Sur Twitter, Omaid H. Sharifi, fondateur d’ArtLords – un groupement d’artistes –, fait un parallèle entre cette scène fixée par une vidéo en ligne avec celle, terrible, du Titanic où l’orchestre jouait toujours tandis que coulait le paquebot. Aujourd’hui réfugié à Abou Dhabi, avec seulement son ordinateur et quelques vêtements de rechange, Omaid H. Sharifi dort très peu, occupé à faire évacuer des artistes d’Afghanistan vers les Emirats, l’Ouganda ou la France. «Tout ce que j’entreprends est contre les talibans, affirme-t-il à Libération. C’est un groupe terroriste qui est contre l’art. Ils ne m’aiment pas et je ne les aime pas. Ils ont tué ma belle-sœur de 23 ans et trois artistes du groupe sont morts dans des attentats.»
Financé par des bourses des Nations unies, de l’Unicef, des ambassades américaines et canadiennes, le projet ArtLords, né en 2014, s’enorgueillit de la réalisation de plus de 2 000 fresques – notamment sur les murs anti-explosion de Kaboul – et fédère une cinquantaine d’artistes (graphistes, peintres, musiciens, comédiens, réalisateurs) qu’Omaid H. Sharifi aide aujourd’hui à exfiltrer. «Tout ce que nous avons construit s’est envolé. L’Afghanistan redevient noir et blanc. Il perd sa beauté, sa diversité et ses couleurs», se désole-t-il… Alors que le pays bascule, que tous ceux qui travaillaient dans le milieu culturel cherchent à fuir, quel devenir pour les artistes afghans ? Comment se reconstruire ? «Je n’ai aucun doute que l’art afghan ne mourra jamais. Je nourris même quelques espoirs de retourner à Kaboul un jour, poursuit le fondateur d’ArtLords. On ne sait jamais, on peut peut-être peindre autre chose que des visages et voir avec les talibans s’ils acceptent qu’on revienne ? J’attends un peu que tout le monde soit à l’abri pour connaître leurs véritables intentions…»
Sauver qui ? Comment ?
Evoquer un potentiel retour en Afghanistan arrache des larmes à Kubra Khademi. La courageuse plasticienne, réfugiée en France depuis qu’elle a défilé en armure à Kaboul en 2015 pour dénoncer l’instrumentalisation du corps des femmes, est bannie de son pays. Alors que le pont aérien entre la capitale afghane et la France se refermait vendredi dernier, Kubra Khademi orchestrait une performance à Paris dans le cadre du festival d’été de l’Atelier des artistes en exil («4,3,2,1...», jusqu’au 11 septembre). Sur scène, cinq jeunes danseurs miment le dénuement, la famine et la lutte pour la vie. «Il y a un proverbe afghan qui dit que si tu crèves de faim, tu es prêt à avaler ton propre caca. Et même à dévorer ton bébé, expose l’artiste. Tout mon travail est lié à mes origines et à la culture populaire de mon pays qui est très crue, presque animale. En France, même pendant la pandémie, on n’est pas morts de faim. L’Afghanistan est un pays fatigué par la guerre, c’est la lutte pour la survie, on a toujours peur de manquer de pain. Et les talibans ne sont jamais vraiment partis. Depuis leur retour, les femmes sont leurs premières cibles, elles vont devenir des esclaves sexuelles. C’est très grave.»
Voilà pourquoi la plasticienne s’est mobilisée jour et nuit depuis fin juillet pour constituer une liste d’artistes à évacuer d’urgence. Sauver qui ? Comment ? «J’ai d’abord pensé aux femmes et aux ethnies les plus vulnérables, aux hazaras. Il est vrai que la scène afghane est très différente de la scène culturelle française. C’est un pays patriarcal et on n’y vit pas de son art.» Aidée par les réseaux sociaux, Kubra Khademi est cependant en contact avec des jeunes filles très engagées, autrices de théâtre ou actrices à Bamiyan (180 kilomètres à l’ouest de Kaboul), mais elle tait leur nom pour ne pas les mettre en danger. Depuis la prise de pouvoir des talibans, les artistes sur place témoignent d’une violence crescendo : ateliers brûlés, sculptures détruites à coups de marteau… «Ils nous envoient des photos avec des impacts de balles. Ils plaisantent presque de ne pas avoir été tués.» Avec sa productrice Maria-Carmela Mini, elle a établi une liste de 50 artistes à sauver d’urgence : «Ils sont les garants de la préservation de la culture contemporaine afghane qui risque de disparaître si on ne les aide pas à partir», précise la productrice.
«Malgré l’insécurité»
Dès la fin juillet, plusieurs listes d’artistes ont été établies avec 160 personnes prioritaires – dont 100 sont en sécurité. Une est pilotée par Kubra Khademi, une par le cinéaste et romancier Atiq Rahimi et une autre par Guilda Chahverdi, coordinatrice de projets culturels et directrice de l’Institut français d’Afghanistan de 2010 à 2013. Commissaire de l’exposition «Kharmohra, l’Afghanistan au risque de l’art», au Mucem de Marseille en 2019, Guilda Chahverdi connaît le terrain : «Il y a beaucoup de stéréotypes sur la culture afghane qui ne concernerait que la calligraphie, les miniatures et le patrimoine archéologique. Or, il y a une scène culturelle afghane, certes pas monumentale, mais elle existe, acharnée, forte, pleine d’émulation et elle ne vient pas seulement de l’injonction occidentale. Il y a aussi un public. Malgré l’insécurité. Beaucoup d’artistes sont des autodidactes, à l’heure d’Internet et des voyages, ces personnes sont connectées. C’est impossible pour cette génération d’accepter que tout soit fini.» A la Friche de la Belle de mai, elle rend régulièrement visite aux trois familles (photographes, peintre, auteur de théâtre) qui ont pu être évacuées dès la veille de la chute de Kaboul. «Il reste encore beaucoup de personnes sur place qui souffrent. On propose en ce moment des listes plus petites pour que leur évacuation soit envisagée.» En France, 50 institutions culturelles se sont portées solidaires afin d’offrir les meilleures conditions d’accueil, d’hébergement et de travail à long terme.
Sur le montage du festival de l’Atelier des artistes en exil, Judith Depaule, directrice, apporte...
Lire la suite sur liberation.fr