Selon une étude de deux chercheurs, la déprogrammation des manifestations culturelles estivales coûtera jusqu’à 2,6 milliards d’euros à l’économie française.
Les 7, 10 et 13 juillet, dans le Grand Théâtre de Provence, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), sous la baguette de Sir Simon Rattle, à la tête du London Symphony Orchestra, le baryton allemand Christian Gerhaher aurait dû interpréter Wozzeck. Dans un rôle de brave soldat méprisé, il devait assassiner sa maîtresse. Il n’en a rien été. En revanche, la pandémie de Covid-19 s’est avérée plus sombre et a eu raison de la quasi-totalité des festivals en France, cet été.
Ces annulations en cascade provoquent une onde de choc violente, qui se répercute chez les artistes, les compagnies, les organisateurs de ces manifestations, mais qui affecte aussi très durement l’économie des villes et l’emploi. Avec des milliards d’euros évaporés et des dizaines de milliers d’emplois volatilisés.
Dans une étude publiée, en mai, sur la perte économique et sociale des festivals annulés – soit 4 000 manifestations toutes disciplines confondues (musique pour les deux tiers, mais aussi théâtre, danse, opéra, cinéma, littérature, arts du cirque…), entre avril et fin août –, Emmanuel Négrier, chercheur au Centre national de la recherche scientifique-Centre d’études politiques de l’Europe latine (CNRS-Cepel) de l’université de Montpellier et son confrère Aurélien Djakouane, du laboratoire Sophiapol de l’université de Nanterre, estiment, dans leur fourchette haute, à 2,6 milliards d’euros le coût de ces annulations.
Cela inclut les pertes liées à l’absence de dépenses des festivaliers (avec un panier moyen de 53 euros), la réduction des dépenses des festivals (dont le budget moyen s’élève à 740 718 euros) et les effets induits (l’hôtellerie, la restauration, le tourisme, la vente des spectacles…). Piètre consolation, le ministère de la culture a annoncé, le 1er juillet, la création d’un fonds de 10 millions d’euros pour faire face au séisme auquel sont confrontés ces événements…
Plus de 359 000 personnes sont concernées
En termes d’incidence sociale, les deux chercheurs prévoient, dans l’hypothèse la plus sombre, la suppression de 111 065 emplois (hors bénévoles et personnels mis à disposition de ces manifestations), d’ici à la fin août. En comptant les bénévoles et ceux qui ont travaillé quatre mois avant la tenue espérée des festivals, plus de 359 000 personnes sont concernées.
Rien que pour les cachets payés aux artistes, 238 000 engagements se sont volatilisés. Un calcul a minima, puisque Emmanuel Négrier n’attend guère un retour de l’effervescence festivalière au 1er septembre.
Le président de la commission culture de l’Association des maires de France, Jean-Marc Vayssouze-Faure redoute lui aussi que les protocoles sanitaires, qui évolueront encore, incitent, par prudence, à l’annulation de tous les festivals jusqu’à la fin de l’année.
La suppression de ces grandes manifestations culturelles s’apparente, localement, à une catastrophe. Devant la cour d’honneur du Palais des Papes, c’est le désert, et les commerçants attendent les clients. Tout semble en suspens. Paul Rondin, directeur délégué du Festival d’Avignon, désespère : « Nous allons indemniser près de 450 saisonniers et intermittents pour les cinquante créations déprogrammées. Et 70 % de ces salariés viennent de la région où la main-d’œuvre est très qualifiée, grâce à l’Institut supérieur des techniques du spectacle d’Avignon. » « Tant qu’on peut embaucher localement, on le fait », assure le directeur délégué. La majorité des prestataires, les locations de gradins, grues ou matériel de son viennent de la région.
La crainte d’un hiver difficile
Les compagnies, venues du monde entier, pâtissent, elles, d’un effet domino, avec l’annulation des spectacles : c’est leur passage dans la Cité des Papes qui déclenche des tournées en France et à l’étranger. Même si le Festival d’Avignon a maintenu ses parts de coproduction pour tous les spectacles prévus, les compagnies traverseront une période financière délicate en 2021.
Personne n’échappe à la crise. Après la Féria, les Rencontres d’Arles, le rendez-vous annuel de la photographie, ont été supprimées dans cette ville des Bouches-du-Rhône. « Le tourisme enregistre une baisse de 60 % à 70 %, se désole Stéphane Paglia, président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Pays d’Arles. Quelque 40 % des hôtels sont encore fermés, et les touristes étrangers attendus la première semaine des Rencontres ne sont pas là. »
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En 2019, la direction des Rencontres estimait à 35 millions d’euros les retombées économiques sur Arles et sa région. Les 3 000 saisonniers habituels n’ont pas été recrutés cet été, détaille M. Paglia, et Pôle emploi propose aujourd’hui cinq fois moins d’offres dans le Pays d’Arles qu’avant le confinement de mars.
Le président de la CCI craint un hiver difficile : « Les PME qui vivent grâce aux festivals réalisent leur marge en été – une saison inexistante, cette année. Elles devront à l’automne de nouveau payer leurs charges courantes. » M. Paglia s’attend à la fermeture d’une entreprise sur trois dans le tourisme – entre les hôtels, les restaurants, les prestataires de services et les sociétés d’événementiel.
« Les collectivités locales et l’Etat ont été admirables »
De fait, Cédric Angelone, président du nouveau Syndicat des activités événementielles, qui regroupe 307 sous-traitants importants des festivals, évalue à 159 millions d’euros la perte de chiffre d’affaires de ses adhérents, entre mars et fin juin, soit une chute de 72 % par rapport à 2019.
Egalement maire PS de Cahors, Jean-Marc Vayssouze-Faure assure pourtant que « les collectivités locales montrent, très majoritairement, une réelle solidarité vis-à-vis des festivals, en versant les subventions promises, même si les spectacles n’ont pas eu lieu ». Ce qui a été rendu possible grâce à un assouplissement de la règle habituelle. Toutefois, « cela reste une perte sèche pour toutes les dépenses indirectes, les cafés, restaurants, hôtels, fournisseurs… », ajoute-t-il.
« Dès qu’on a appris l’annulation des Eurockéennes, nous avons assuré Jean-Paul Roland, le directeur de cette manifestation, du maintien de notre soutien financier pour l’aider à passer ce cap difficile », témoigne Damien Meslot, maire (Les Républicains) de Belfort.
De son côté, Paul Rondin, opposé par...
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