Les confinements et contraintes sanitaires imposés par la pandémie ont changé les habitudes de sortie des Français, comme l’illustrent des témoignages recueillis grâce à un appel sur « Lemonde.fr ».
Fin des jauges, du masque et du passe vaccinal… les conditions d’accès aux lieux culturels ont enfin retrouvé leur normalité. Mais dans quel état d’esprit est le public après ces très longs mois de contraintes sanitaires et de fermeture des cinémas, musées, salles de spectacle, relégués durant la pandémie de Covid-19 au rang de secteurs « non essentiels » ? Le ministère de la culture devait réaliser une nouvelle étude cet hiver sur l’évolution du comportement des Français en matière de sorties culturelles. Les résultats, initialement annoncés pour février, n’ont toujours pas été rendus publics et ont peu de chance de l’être avant l’élection présidentielle. Alors que les professionnels de la culture tentent de relancer l’activité de leurs établissements, tout se passe comme si la Rue de Valois voulait éviter de leur casser le moral avec d’éventuels mauvais chiffres de fréquentation.
Il faut dire que les conclusions de la première enquête, réalisée début septembre 2021 et publiée le 27 octobre, avaient donné des sueurs froides aux responsables des lieux culturels. Depuis la réouverture et la mise en place du passe sanitaire, seulement 51 % des personnes allant au cinéma habituellement au moins une fois par an étaient retournées en salle, 40 % des familiers des musées avaient repris le chemin des expositions, seulement 27 % des amateurs de musique avaient assisté à un concert et les amoureux des planches n’étaient que 25 % à revenir au théâtre.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Pour tenter de mieux appréhender les traces laissées par la crise sanitaire dans l’évolution des pratiques culturelles, Le Monde a lancé, le 20 février sur son site, un appel à témoignages. Le retour d’une centaine d’internautes dresse une photographie nuancée des changements engendrés postconfinement. Quatre profils se dessinent : il y a ceux qui n’ont pas retrouvé l’envie de sortir, ceux qui ont modifié leurs habitudes sous l’effet de la découverte des plates-formes de streaming, ceux qui ressortent mais autrement (sans s’abonner pour plusieurs spectacles par exemple) et ceux qui ont repris le chemin des lieux culturels avec frénésie comme pour effacer un sevrage imposé. Surtout, la fin du passe vaccinal et du port du masque, effective depuis le 14 mars, laisse entrevoir l’espoir de redonner un coup de fouet à la fréquentation. Car ils sont nombreux à témoigner que les contraintes édictées en mai 2021, lors de la réouverture des établissements, les avaient fait fuir.
Ceux qui attendaient la fin du masque et du passe
« J’attends que tombent les masques pour redevenir la cinéphile que j’étais », résume Eve, iconographe à Marseille. « Les masques empêchent de s’évader de la réalité quotidienne et sont un rappel constant de la pandémie. Bien que je comprenne le raisonnement médical, ils sont incompatibles avec le sentiment de plaisir attaché à la participation à un événement culturel », considère Karen Brown, résidant à Antibes (Alpes-Maritimes). « On veut du rêve ! On veut se sentir hors du temps et pas (plus) dans l’ultraprésent ! Hâte de ne plus devoir porter de masque à l’Opéra », clame Hélie de Marmorrières, un Parisien qui a « réduit à néant » ses pratiques culturelles.
D’autres n’ont jamais accepté que leurs sorties puissent dépendre d’un QR code. « Je recommencerai à sortir dès que le passe vaccinal sera levé, le contrôle des citoyens est inadmissible », insiste Catherine Gélineau. « Ce que je vis depuis 2021 dans mon rapport aux lieux d’art est pour moi un choc émotionnel et sociétal. Je suis vacciné, mais comment accepter que des citoyens fréquentant ces lieux soient contrôlés par d’autres citoyens (salariés de ces institutions) ? Le rôle des lieux culturels n’est ni de mener une politique sanitaire ni de transformer ses salariés et/ou bénévoles en “contrôleurs sanitaires”. Cela a fondamentalement changé ma pratique culturelle, car depuis je renonce à retourner dans ces différents lieux qui ont eux-mêmes renoncé à leur liberté, et à la nôtre ! », proteste Dominique Chrétien, 57 ans, responsable associatif.
Ceux qui ne sortent plus
D’autres assument de ne quasiment plus sortir. « Le Covid m’a permis d’être moi-même. J’aime être chez moi, me reposer tranquillement devant une soirée Netflix avec ma moitié, témoigne Nicolas Dupont, un étudiant âgé de 25 ans. Je ne me sens plus obligé de sortir pour rentrer dans les normes de la société et, ce choix, j’ai l’impression que mon entourage l’accepte mieux depuis la crise sanitaire. »
Il n’y a pas que la tranquillité, il y a aussi « la flemme », admet Marc Boyer, âgé de 48 ans. Pourtant, depuis une dizaine d’années, ce Toulousain prenait un abonnement au théâtre. « Une dizaine de dates par an. Petit rituel avec le catalogue l’été, qu’on annote. A chaque date, on devait se motiver pour sortir, mais on était content au retour. Depuis la réouverture, nous n’y sommes retournés qu’une seule fois. Flemme de chercher des spectacles. Flemme de sortir. L’agenda qui se remplit avec d’autres trucs… » Diane Blaise, de Jouy-le-Moutier (Val-d’Oise), a elle aussi « perdu le goût de sortir. J’étais surtout une grande cinéphile ». Depuis le premier confinement, cette fan de la chaîne Arte s’est abonnée à Netflix et récemment à Amazon Prime. « Le streaming et le replay me permettent de gagner en temps. »
Plusieurs personnes âgées rendent compte de leur changement d’habitudes, comme la redécouverte d’une vidéothèque bien garnie. Comme le résume Claire Lair, 78 ans, « on a appris à vivre autrement ». Cette retraitée de la fonction publique, jusqu’à présent cinéphile, a « repris le dessin, la peinture. Le calme revenu autour de moi me convient, rien ne me manque, cela veut-il dire que j’avais trop ? », s’interroge-t-elle.
Ceux qui sont devenus des adeptes des plates-formes de streaming
Avec la crise sanitaire, les écrans domestiques sont devenus la fenêtre principale sur la culture. « J’ai pris conscience que je me passe très bien du cinéma en salle », constate Catherine Brouste, Parisienne. « Ma nouvelle consommation de séries entières a changé quelque chose : l’envie des salles obscures ne revient pas… et la qualité de beaucoup de ces séries est une découverte », reconnaît Daniel, Toulonnais.
Même tendance pour Pauline, 33 ans, cadre dans une ville moyenne : « Je recommence à aller dans les expositions, les théâtres, les concerts, les festivals, car ce sont des expériences qu’il faut ressentir “physiquement”. Par contre je vais définitivement réduire ma consommation de cinéma. L’essor des plates-formes de streaming et la qualité des films et séries qu’on y trouve me permettent d’avoir le confort de mon salon (sans personnes qui regardent leur téléphone, qui mangent du pop-corn) et de visionner des films que je ne serais pas allée voir sur grand écran. Car, vu le prix des places, hors de question de prendre le risque d’être déçue. »
En matière de pouvoir d’achat, les plates-formes apparaissent beaucoup plus compétitives que le tarif du ticket dans les salles. Et puis, elles permettent, pour les familles, d’éviter de payer une baby-sitter le soir. Laurie Garrido, enseignante à Strasbourg et mère de famille, n’est pas allée à un seul spectacle en 2021 : « Nous nous sommes abonnés à Amazon, Netflix, Disney+ et Salto, c’est un autre rythme et un plaisir qu’on peut partager. »
François Petrazoller, d’Epinal, raconte l’évolution de sa consommation culturelle : « Je suis un père célibataire, et nous formons un noyau familial très soudé avec mes deux ados de 11 et 13 ans. Depuis le premier confinement, nous avons largement adopté la vidéo à la demande, à l’exception de quelques soirées sur Arte. Les jeux vidéo ont également pris de l’importance, nous les partageons le plus possible à trois. Nous nous sommes abonnés à Deezer et avons considérablement enrichi notre champ musical, tant en nouveautés qu’en redécouvertes de répertoires anciens. Nous n’allons plus au musée, les ados ne s’y retrouvent pas. Bref, la culture est de plus en plus présente mais sous une forme différente, plus choisie et volontaire. » Luc Grasset, 64 ans, habitant de Saint-Bonnet-le-Bourg (Puy-de-Dôme), est ravi : « Le Covid m’a permis de repenser mes pratiques culturelles, d’en intensifier certaines (notamment les podcasts) et de m’ouvrir à d’autres (abonnement à des plates-formes de streaming), c’est plutôt positif », juge-t-il.
Ceux qui ressortent, mais différemment
Comme le souligne Anne Lugagne, 62 ans, consultante vivant à Paris, « une fois que le rythme de sorties est perdu, il est difficile de reprendre cette habitude ». Si elle a retrouvé le chemin des lieux culturels, elle ne prend plus le même itinéraire : « Je choisis différemment les spectacles, je ne vais plus systématiquement voir les grosses productions, les spectacles qu’il “faut” avoir vus. Je prends du plaisir à découvrir des nouvelles compagnies, des nouveaux collectifs, les vieux de la vieille m’ennuient, j’ai envie et besoin d’être surprise. » Elle y va davantage « à l’instinct », sans abonnement, au coup par coup, mais regrette que la durée d’exploitation se soit réduite : « Les pièces ne se jouent plus pour une trentaine de représentations mais pour dix jours à peine, donc on en rate forcément. »
Pour Martine Rieffel, Marseillaise, le rythme de sorties a aussi été « brisé » depuis la pandémie. « J’étais une grande adepte du cinéma, de 40 à 45 films par an. Ma moyenne est tombée à un film par mois. Ce n’est pas la peur d’attraper le Covid – je me sens plus en sécurité dans une salle de cinéma ou de spectacle que dans le bus ou le métro –, c’est un renfermement qui s’est partiellement créé. Je n’ai plus envie de la foule. Je loupe film sur film. »
Ceux qui deviennent des « boulimiques » de culture
Pour d’autres, c’est l’effet inverse, comme une envie de rattraper le temps perdu et de retrouver le plaisir de sortir de chez eux. L’abstinence subie « à cause de ce foutu Covid m’incite à profiter davantage de ce que m’offre la culture », assure Isabelle Sabatier, 76 ans, vivant à Paris. Même besoin de renouer avec une nouvelle vie pour Charles Baudoin, avocat âgé de 41 ans : « J’habite en région parisienne, mais je ne profitais plus du bouillonnement culturel de la capitale depuis bien longtemps. Le travail, les enfants, les mauvaises habitudes… Je n’y allais pas, mais c’était important de savoir que c’était là, à portée de main. Paradoxalement, le confinement et la fermeture des établissements culturels ont créé un manque. Je me suis rendu compte à quel point la possibilité d’avoir une vie culturelle pouvait être structurante. Depuis la reprise, je vais régulièrement au théâtre, aux concerts, aux expositions, bien plus souvent qu’avant la fermeture. Quel plaisir retrouvé ! », se réjouit-il.
La culture chez soi a ses limites. Si Jean-Baptiste Guérin, 39 ans, ingénieur à Dijon, a fait, pendant la pandémie, de « belles découvertes grâce à l’écoute de podcasts et au visionnage de films sur le site de LaCinetek », cette période lui a aussi rappelé combien il avait « besoin de sortir et de vivre la culture : donc c’est désormais double dose ! », annonce-t-il. Même régime pour Mathieu Benoit. Cet étudiant de Longuyon (Meurthe-et-Moselle), âgé de 28 ans, a repris le rythme très soutenu de ses séances au cinéma et multiplie, avec ses amis, des projets de sorties au théâtre. « D’avoir été privé de tout donne envie d’organiser des choses qu’on ne faisait pas habituellement. » Pendant près de deux ans, Netflix était devenu sa salle de cinéma, les ouvrages littéraires ses voyages, ses moments d’évasion. « Mais je me souviens surtout des films quand je les vois en salle. Netflix, ça s’oublie vite », dit-il.
« Rien ne vaut une salle, un grand écran, une ambiance », insiste Christine Jongetjes, 60 ans, qui tient une maison d’hôtes dans l’Aude. « Mes enfants m’avaient abonnée à Netflix, mais ce n’est pas du tout pareil, rien ne remplacera le cinéma. Et puis la culture, c’est du vivant, c’est ce qui nous fait réfléchir, rêver, nous rencontrer, c’est une évasion », écrit-elle. Nathalie Pierson a, elle, repris son rythme culturel, déçue par l’offre de Netflix. « Depuis mai 2021, je vois deux films par semaine – j’étais à la première séance à 9 heures le 19 mai tellement j’étais heureuse de retrouver une salle obscure –, une exposition régulièrement et des spectacles de danse contemporaine une fois par mois », liste cette bibliothécaire âgée de 54 ans.
Certains ne cachent pas leur enthousiasme retrouvé. Cécile Dyment, de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), dit avoir « tellement souffert de la privation » qu’elle est désormais « avide » de sorties. « Je n’hésite plus à aller voir ce qui me tente, sans repousser à plus tard. De plus, grâce au télétravail, je gagne du temps, j’apprécie encore plus de sortir le soir. »
Gardons le meilleur pour la fin avec...
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