Vingt-huit spécialistes dressent un panorama historique de la place des femmes dans les salles de spectacle, de la méfiance à la fréquentation mondaine, jusqu’à la démocratisation et l’émancipation.
Nul n’ignore que, pendant des siècles, les femmes furent exclues, de par le monde, des lieux de pouvoir, politique ou économique, mais de là à penser qu’il a pu en être de même des salles de spectacle... C’est pourtant ce que suggère l’exclamation du titre. Or, le mot spectatrice est attesté dès l’Antiquité, dans sa forme latine. S’il est présent dans les premiers dictionnaires français des XVIIe et XVIIe siècles, il n’est devenu usuel que récemment, remplaçant des termes qui désignaient des femmes («les dames», «las mujeres», «the ladies»), voire des métonymies qui les invisibilisaient, telles «les loges». Cet étonnant constat a invité 28 des plus grands spécialistes mondiaux de l’histoire du théâtre à se pencher davantage sur la question, en multipliant les angles d’approche à travers le temps et l’espace. Première ambition : trouver des sources émanant des intéressées afin de connaître leurs motivations à se rendre aux spectacles, et la réception qu’elles en eurent, puis saisir la naissance de l’idée reçue selon laquelle la prétendue émotivité des femmes rendrait leur présence au spectacle dangereuse pour leur santé et influerait sur leur jugement de l’œuvre proposée en «une approche spontanée». Voire «lacrymale» ! D’emblée, il s’agit de se dégager des opinions masculines qui, depuis Platon, réduisent, selon les directrices et directeur de cette novatrice étude, les femmes à «l’image de consommatrices passives de biens culturels», dépourvues donc de capacités critiques.
Stratégie des apparences
Cette représentation genrée perdure au fil des siècles, et s’accroît dans les discours théâtrophobes européens du XVIIe siècle, moment d’augmentation de la fréquentation des salles par les femmes, en corrélation avec l’affirmation de leur rôle culturel dans le cadre «de la galanterie et de la civilisation mondaine», mais aussi, souligne Clotilde Thouret, en raison de l’«introduction d’une émotion» : la pudeur, la modesty anglaise. Manifesté en public, ce sentiment est l’expression de l’honneur féminin, de sa chasteté, aux antipodes de l’honneur masculin. Critère de goût, la pudeur peut avoir un impact sur la création, mais permet aux opposants, moralistes en tout genre de condamner le théâtre qui ferait passer les femmes de l’innocence à la débauche, reproche d’autant plus acerbe qu’il atteint celles de la haute société – le menu peuple féminin applaudira, lui, aux spectacles de rue. L’enjeu à la cour de France est alors autre : être invitée à ses représentations théâtrales et musicales conforte le statut de dame (soit 9 à 10 % des centaines de personnes des familles et maisons aristocratiques), mais l’invitation valorise les élues. Elles participent ainsi à la sociabilité cruciale, constituant, selon Laura Naudeix, «la caractéristique la plus séduisante de l’entourage du prince».
«Destinataires privilégiées des divertissements», celles-ci sont néanmoins réduites à une forme d’inertie, tout en contribuant à pacifier les relations de cour durant ces moments de divertissement. Ce rôle social se perpétue, en se transformant dans les salles : l’attention et les commentaires des spectatrices – journaux intimes, échanges épistolaires, rubriques mondaines de la presse – portent moins sur ce qui se déroule sur la scène qu’autour d’elles. De fait, les classes aisées viennent autant pour voir que pour être vues. L’opéra n’échappe pas à cette stratégie des apparences, propre à la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle. Or, dans les coulisses de l’opéra Le Peletier, à Paris, se pressent «des spectatrices clandestines» (Emmanuelle Delattre-Destemberg), les mères des danseuses, interdites de spectacle et de sa gratuité depuis 1817, exclues par l’élitisme accru du public des lieux. Pourtant elles sont encore un «meuble de rigueur», selon...
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