Pour l’anthropologue Jean-Loup Amselle, la création des catégories musicales a joué un rôle clé dans l’affirmation d’une prétendue domination culturelle de l’Occident. Selon lui, trois classifications intimement liées sont au cœur de cette hiérarchisation : celle de « musique classique » écrite et fixée, celle de « musique ethnique », orale et improvisée et celle de « musiques du monde », résultant de leur mélange. Amselle met en lumière un paradoxe : si le métissage et la fusion des genres sont souvent présentés comme des valeurs progressistes, ils reposent en fait sur une vision racialisante, qui suppose l’existence de musiques radicalement distinctes et séparées tant dans le temps que dans l’espace. Extraits de son dernier ouvrage L’Occident connaît la musique (Mimesis, 2024).
À l’origine sont le métissage et la porosité des cultures entre elles. Ce n’est qu’avec l’essor de l’ethnologie à partir du XIXe siècle qu’une séparation entre les ethnies, les cultures et les identités s’est constituée.
Cet essor a commencé en Europe avec le nationalisme et en lien avec l’enregistrement des traditions orales et des musiques populaires, comme l’ont montré les travaux d’E. Gellner et de A.-M. Thiesse. Dans le domaine musical, l’exemple paradigmatique de ce phénomène est celui de Bela Vikar, Zoltan Kodaly, Bela Bartok et Komitas qui, en compagnie d’autres collecteurs, sont en un sens les véritables précurseurs de l’ethnomusicologie, même si le terme n’existe pas encore. […]
L’entreprise de Béla Bartók et de Zoltán Kodály, dans le domaine de la collecte des mélodies populaires, a été considérable. En passant dans les villages roumains, ils ont collecté des centaines de mélodies folkloriques et de chants populaires. Ils ont effectué la notation de cette musique après que celle-ci a été enregistrée sur des rouleaux de cire. Les deux compositeurs ont rangé ces chants en fonction des dialectes régionaux, de leurs différentes formes musicales, de leurs particularités rythmiques, de leurs échelles et des instruments qui les accompagnent.
Cet énorme travail impliquait non seulement de connaître la musique, mais également de maîtriser des connaissances linguistiques – les différents dialectes –, de posséder des connaissances organologiques sur les instruments populaires existant dans les différentes parties de la Roumanie, d’avoir également des connaissances de chorégraphie, d’ethnologie, de sociologie, afin de saisir l’essence de cette musique. À ce titre, ces travaux font de Vikar, de Bartók et de Kodály les premiers véritables ethnomusicologues. […]
Ce travail de séparation et de promotion des musiques « sans écriture » a été ensuite poursuivi sur les autres continents et notamment en Afrique, avec les premiers enregistrements phonographiques réalisés par...
Lire la suite sur theconversation.com