ENQUÊTE - Sans date de réouverture et avec une trésorerie en berne, les directeurs de scènes privées tendent le dos.
«C’est comme si l’on était en temps de guerre, on ne peut plus travailler», déplore Francis Lombrail à la tête du Théâtre Hébertot, fermé depuis près d’un an. De fait, la situation sanitaire perdure et les portes des salles de spectacle ne sont pas près de rouvrir. Le magnifique lustre en cristal qu’admirent habituellement les spectateurs du Théâtre Montparnasse est éteint. Béatrice Agenin (Molière de la meilleure comédienne 2020) ne joue plus George Sand et le silence anormal qui règne dans la salle de 700 places vides fait peine à entendre. Pourtant, dans les bureaux, une «petite permanence» est maintenue. Trois fois par semaine, une comptable jongle avec une trésorerie au point mort et un employé met le site à jour.
À l’autre bout de Paris, sur les grands boulevards, les lampes allumées dans le foyer du Théâtre de la Renaissance témoignent de la présence des deux responsables, Arthur Jugnot et Morgan Spillemaecker. «Après les manifestations des “gilets jaunes”, les attentats et maintenant le Covid, il faut avoir la foi pour continuer», lâche le second qui se rend à son bureau tous les jours et songe, en ces temps de disette artistique, à repeindre le théâtre. En attendant, il a installé une table de ping-pong.
Les deux confinements, puis le couvre-feu, ont eu raison de la colère des directeurs de salles. En l’absence de perspective, Roselyne Bachelot ne pouvant donner une date de réouverture des lieux culturels, ils n’attendent «plus rien» jusqu’à la mi-avril.
«Never explain, never complain»
«On éprouve un sentiment d’injustice très fort d’être fermés alors que d’autres lieux comme les magasins sont pleins», regrette Julien Poncet directeur de la Comédie Odéon à Lyon. Depuis quelques semaines, les réservations sont au point mort. «Au lieu de rembourser les billets, on a fait des avoirs, on a aussi beaucoup de reports de dates, indique Loïc Bonnet, président de l’Association des théâtres privés en régions. Les gens nous ont déjà fait confiance deux fois, ils se lassent.»
«Jusqu’ici, on a réussi à endiguer les situations les plus périlleuses», estime Bertrand Thamin, codirecteur du Montparnasse avec Myriam Feune de Colombi. Celui qui est en outre président du Syndicat national des théâtres privés (SNTP) cite la reine Victoria: «Never explain, never complain.» Traduit: «On est condamnés à tenir et à ne pas se plaindre.» «Brigitte Macron a dit qu’elle aimait le théâtre, mais c’est tout. On est ravis… Tout le monde fait le dos rond», constate Myriam Feune de Colombi.
À ce jour, tous sont «dans le brouillard». «L’ambiance est mortifère», confie Francis Lombrail qui crée toutefois L’Importance d’être constantd’Oscar Wilde, avec Évelyne Buyle. Personne ne peut se projeter dans l’avenir. Bertrand Thamin constate: «Ce n’est pas la peine d’évoquer une hypothèse d’ouverture, on ignore si on rouvrira en avril, mai ou plus tard encore. Il faut attendre le pic, après le pic, il y aura un plateau et après le plateau, on aura la décision du Conseil d’État.» La tendance n’est pas à l’assouplissement des mesures. Le ministère de la Culture serait «traumatisé», après avoir annoncé deux dates de réouverture - le 15 décembre puis le 7 janvier - qui n’ont pu être accordées en raison de la situation sanitaire. «Maintenant, ils s’abstiennent», observe Bertrand Thamin.
Ces endroits «non essentiels» résistent donc comme ils le peuvent avec les aides du ministère de la Culture, le fonds d’urgence et le chômage partiel. Mais ne rapportent pas d’argent et sont souvent dans le rouge. Le moral est au plus bas et la tendance à la résignation. «Les équipes s’effondrent psychologiquement, certains pensent à changer de métier ou à suivre des formations», souligne Morgan Spillemaecker qui écrit lui-même un scénario. Il a l’impression de «cotiser pour un plan retraite!», mais refuse pour l’instant tout licenciement.
Au Théâtre du Palais-Royal et au Théâtre Michel, Sébastien Azzopardi et Francis Nani suivent une ligne de conduite identique. Ils étaient prêts à redonner Edmond et La Machine de Turing: «C’est un moment compliqué à traverser à tous les niveaux», glisse le premier. Leurs propriétaires - une banque pour le Théâtre du Palais-Royal et une assurance pour le Théâtre Michel - leur ont accordé «quelques mois» de loyers, mais leurs économies fondent comme neige au soleil. Azzopardi reprend: «Depuis mars, on a perdu 40% de notre trésorerie. Le personnel est mis au chômage partiel, sauf une partie administrative. Sans parler des costumiers, des créateurs de lumières et de vidéos. Je ne dirige pas un théâtre pour parler de fonds d’urgence et de chômage partiel.»
«Les reins pas assez solides»
Pour beaucoup, la première date de reprise, le 15 décembre, a semblé très lointaine et dévastatrice. Mais désormais la situation est bien plus grave. «Un avocat m’a conseillé de déposer le bilan. Je ne demande qu’à avoir les moyens de régler le loyer, dit Francis Lombrail. Le directeur du Théâtre Hébertot voulait reprendre son succès, 12 Hommes en colère: «Cela fait douze ans que je dirige cet endroit qui a vu passer Gérard Philipe, Sacha Pitoëff ou Robert Hirsch, je ne me suis jamais payé quoi que ce soit. Tout a été dépensé pour le théâtre, je tiens le coup pour essayer de sauver les meubles et me battrai jusqu’au bout même avec “les tessons de bouteille” comme disait Churchill.»
Lombrail aurait aimé trouver avec son propriétaire (le groupe Madar) une «solution artistique et humaine, assure-t-il. Il a fait une saisie conservatoire du montant des loyers dus. Mon avocat a demandé la mainlevée de cette saisie, car elle nous priverait du peu d’argent que nous possédons. Le tribunal ne l’a pas suivi, il a ordonné une ordonnance de médiation. Pour le moment, nous l’attendons». Les loyers que le dirigeant doit honorer sont d’environ 220.000 euros par an.
Pour sa part «désemparé», Attilio Maggiulli propriétaire de la Comédie italienne dont la façade d’un bleu éclatant orne la rue de la Gaîté, s’«accroche». Portant à bout de bras le «seul théâtre Italien de France». Un lieu qui fut jadis un poste de police, un centre de dégrisement exactement, bien connu de Francis Carco, Modigliani ou Picasso. Aujourd’hui, les murs de cette salle de cent places, cinquante avec le Covid, qu’il a achetés en 1992 sont estimés à 1,50 M€ et le bail à 450.000 €.
Le Napolitain accuse un déficit de 40.000 €. «Avec une propension à chuter», plaisante celui qui souhaite transposer sur scène Le Guépard avec… deux comédiens. Il avait déjà sauvé la Comédie italienne en février dernier en vendant 300.000 € un mouchoir de Marilyn Monroe. Ces dernières années, il a été contacté par des repreneurs potentiels: Rocco Siffredi, Dieudonné, Chriss Campion le fils de Marcel Campion, le «roi des forains» et Éric Lenoir, directeur de la publication des Cahiers du cinéma. «Mais aucun n’avait les reins assez solides.» Pour Maggiulli comme pour ses confrères, c’est le pire moment pour acheter un théâtre.
Un «passeport vaccinal» mal perçu
Et même si ces endroits sont un jour autorisés à rouvrir, il n’est pas sûr qu’ils aient une quelconque marge de manœuvre. Morgan Spillemaecker a «peur que cela marque la fin des artisans du théâtre»: «Nous aurons besoin de moyens pour lancer des créations. Si on nous dit: “Rouvrez, mais on ne vous aide plus”, ce sera difficile.»
«Le monde d’après ne...
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