Pandémie, couvre-feu, attentat, la culture menacée et notre sidération collective : comment l’un des metteurs en scène les plus prometteurs du théâtre français voit-il le moment que nous traversons ? Entretien avec le directeur du Quai, le centre dramatique national d’Angers.
Thomas Jolly, acteur et metteur en scène, a mis en scène plusieurs grandes tragédies de Shakespeare et Sénèque. Depuis janvier, il est directeur du Quai, le centre dramatique national d’Angers (Maine-et-Loire).
Mediapart avait cherché à l’inviter dans notre émission quotidienne « A l’air libre », quand fut annoncé le couvre-feu dans les grandes métropoles. Il n’a pas pu se libérer, mais a tenu à nous parler quelques jours plus tard de ce que la pandémie fait à la culture. Entre-temps, l’attentat terroriste de Conflans avait rajouté à la sidération. Entretien.
La pandémie nous éloigne les uns des autres, elle éloigne aussi les publics de la culture. L’attentat de Conflans a provoqué sidération, émotion, et une sorte de panique morale. Quel regard portez-vous sur ce moment que nous vivons ?
Thomas Jolly : Nous sommes dans un moment de flou économique, politique, social, écologique, sanitaire. C’est sidérant, déstabilisant, paniquant. En même temps, c’est un peu excitant. Nous sommes aussi à une époque de bouleversements propice à toutes sortes de réinvention et d’initiatives. L’histoire nous apprend que ces périodes de troubles peuvent provoquer de grandes avancées. C’est à ces moments-là que l’art détient son véritable sens.
La ville où vous dirigez un théâtre, Angers, est sous couvre-feu désormais. Nos vies sont de plus en plus limitées par ce virus…
Dans un temps de sidération, de meurtrissures, d’angoisses et de troubles, ce couvre-feu est une mauvaise décision politique. C’est peut-être une bonne décision sanitaire, mais politiquement, c’est une erreur d’empêcher les gens de partager des moments de convivialité, de ne pas permettre aux gens d’assister à des œuvres, à de la culture partagée.
Pendant le confinement, beaucoup se sont plongés dans la culture pour trouver du sens, remettre des contours sur ce flou que nous vivons. Les captations de spectacles nous ont permis un pont formidable avec le public. Mais tout cela, c’est de la culture en solo.
Nous sommes face à un hiatus fascinant : ce virus empêche les gens de se rassembler pour éprouver collectivement et partager de la culture, autrement dit ce qui constitue nos êtres. Le politique semble oublier que les grandes cités grecques et romaines se sont constituées autour des théâtres, autour de l’art, autour du rassemblement. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle avec André Malraux et Jeanne Laurent ont créé un réseau incroyable de théâtres publics : cela a été une arme de reconstruction, un moyen de reconsolider le maillage collectif de la Nation.
Le virus limite nos moments de convivialité. Quels sont les risques de cette situation, dans un moment par ailleurs percuté par une atroce attaque terroriste et ses répercussions ?
Ne pas être en mesure de brasser collectivement des pensées, c’est le risque du repli sur soi. Nous sommes constamment invités à cela. Les réseaux sociaux et les algorithmes sont en train de corrompre notre façon de penser et d’être au monde. Je suis moi-même un enfant des réseaux sociaux, mais reconnaissons que la machine nous conforte dans une idée de nous, du monde, de l’autre, et ce confort de la pensée n’est pas bon.
Notre curiosité s’amenuise, notre ouverture se rétrécit, l’autre et sa différence sont amputés, comme le sont nos similitudes. Dans les lieux culturels, on brasse les concepts, les histoires, les idées, les fables. Les empêcher d’être des bastions de résistance à cette atrophie de la pensée, de la curiosité, de l’altérité et de la bienveillance, c’est amenuiser notre capacité collective de discernement.
Vous avez mis en scène plusieurs tragédies, Henri VI et Richard III de Shakespeare, le Thyeste de Sénèque, hantées par des personnages monstrueux. Cette connaissance et cette pratique de la tragédie vous aident-elles à penser l’attentat qui vient de se produire ?
C’est une question délicate : cet attentat c’est la réalité, pas de la fiction. Le théâtre n’arrête pas de montrer des oppositions de pensée absolues qui mènent au meurtre abominable. J’ai joué des monstres, je peux expliquer l’acte, théâtral et fictif, de tuer des enfants pour les faire manger à son propre frère. Un personnage comme Atrée dans Thyeste considère d’ailleurs qu’il a la justice pour lui.
Évidemment, en disant cela, je ne valide en aucun cas ce qui s’est passé ! Sénèque, l’auteur de Thyeste, nous dit que la violence et la vengeance ne mènent nulle part. Il nous invite à travailler sur un « traité d’indulgence mutuelle », à comprendre l’autre dans son altérité. Nous ne pouvons passer notre temps à refuser cette coprésence mutuelle. On ne peut pas annuler les autres, ni les effacer, et certainement pas les tuer.
Vous gérez un centre dramatique national public, qui, rappelons-le, n’est pas menacé dans son existence comme d’autres lieux culturels. Comment avez-vous adapté vos pratiques depuis le virus ?
Au départ, lorsque le premier ministre a annoncé qu’il fallait fermer car nous étions des lieux « non essentiels » à la nation, ce qui veut tout dire, nous étions sidérés. Et puis un jour, depuis ma fenêtre à Angers, j’ai vu en face de chez moi d’autres fenêtres, avec des gens chez eux. J’ai eu cette idée de jouer la scène du balcon de Romeo et Juliette… depuis mon balcon. C’était une façon de transformer ce moment, alors que le virus annule l’essence même de notre métier.
Le miracle a opéré. Les gens sont venus, ils sont sortis de leurs fenêtres, ceux qui promenaient leurs chiens se sont arrêtés, les livreurs aussi. Il y a eu des applaudissements fabuleux, même si nous n’étions que 25. [Rires]
Cela a été pour moi un déclic : je me suis dit, tu as un théâtre avec 47 personnes formidables, des espaces et des cours intérieures, il y a forcément moyen de passer entre les mailles du filet. De faire du théâtre, mais pas de la même façon.
Tout le projet que j’avais construit, je l’ai mis de côté. J’ai proposé à l’équipe de rester ouvert tout l’été. Nous avons invité des artistes régionaux à travailler sur des spectacles où les gens sont loin les uns des autres. Nous avons fait 22 spectacles, avec 10 000 spectateurs, nous avons fait travailler beaucoup...
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