Ancien directeur de recherche au CNRS (Université Grenoble Alpes) et spécialiste des politiques culturelles, Guy Saez analyse pourquoi le ressenti des professionnels ne correspond pas aux données budgétaires. Il invite élus locaux, professionnels, et partis politiques, à un débat sur la place des arts et de la culture dans la société d’aujourd’hui.
Un débat sur les politiques culturelles s’impose-t-il aujourd’hui ? Pour Guy Saez, ancien directeur de recherche au CNRS au sein du laboratoire Pacte de l’université Grenoble Alpes, la réponse est oui. Et s’il fallait trouver un symptôme de cette nécessité, le hiatus entre statistiques budgétaires et vécus professionnels en est un. Cette divergence est apparue sous une lumière crue en juillet dernier, lors de la présentation du « baromètre annuel sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales » de l’Observatoire des politiques culturelles. Par exemple, on y apprend que 80 % des collectivités ont maintenu leur budget culturel ou l’ont même augmenté. Mais les professionnels, eux, font valoir à l’unisson une réduction de leur marge de manœuvre financière pour développer leurs activités : direction d’équipements, organisation et gestion d’événements ou de programmes culturels… Guy Saez a cherché à expliquer cette contradiction troublante et comment la résoudre.
Pourquoi ce hiatus entre données budgétaires et vécus des professionnels ?
Le décalage entre vérité statistique et réalité du vécu s’applique à tous les domaines ! Mais, ici, je vois deux raisons. D’abord, le phénomène des conditionnalités, ces normes diverses et variées, qui déterminent l’octroi de subventions ou de labels. Elles ont trait au numérique, à la participation du public, à l’environnement, aux faits de société – lutte contre les violences sexistes et sexuelles, égalité femmes-hommes –, etc. Mon propos n’est pas de dire qu’elles ne font pas sens. Quel professionnel pourrait dire qu’il ne faut pas décarboner la culture ou lutter contre les agressions sexuelles sans se disqualifier face à ses confrères ! Mais ces conditionnalités posent question.
Elles se multiplient en chargeant la barque des acteurs culturels, qui ne les ont pas attendues pour se préoccuper de ces sujets. Elles entrent en contradiction avec l’article 1 de la loi LCAP de 2016 [Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine] : « La création est libre ». Pour l’essentiel, ces conditionnalités sont édictées par le ministère de la Culture et ne sont pas négociées avec les collectivités qui, elles-mêmes, élaborent leurs conditionnalités. A un moment, les acteurs culturels ne pourront plus suivre. Il faudrait revoir l’architecture de toutes ces normes pour aboutir à un cadre clair et partagé, ce qui suppose un accord sur des compromis. Je m’étonne qu’une concertation ne soit pas organisée, à laquelle le public pourrait d’ailleurs participer. Ainsi, ces mesures, qui seraient plus ou moins contraignantes, seraient une forme de pédagogie tournée vers les professionnels et le public.
Quelle est la seconde raison ?
C’est le fait d’assigner aux politiques culturelles des objectifs non culturels, que j’appelle « l’hyper-instrumentalisme ». Cela diffère de l’instrumentalisation de la culture par les élus, qui avait presque disparu dans les années 80, avant de revenir vers 2000 avec les villes créatives, la culture outil de marketing territorial, etc. L’hyper-instrumentalisme signifie que les objectifs des politiques culturelles ne tirent plus leur légitimité des arts, mais de leur contribution à d’autres politiques, comme l’écologie, la promotion des minorités… Il faudrait laisser les artistes s’emparer de ces préoccupations et regarder comment leur créativité nourrit nos imaginaires.
Les droits culturels illustrent ce phénomène : certaines valeurs telles que le respect et la dignité de la personne, la participation à la création, entre autres, qui ne sont pas des finalités de politique culturelle, s’imposent sur l’acte créateur. L’œuvre est moins importante que la participation des personnes à sa production. Je vois là un danger pour l’autonomie de l’art et de la culture.
Nombre de professionnels d’élus font pourtant valoir cette dimension économique de la culture, notamment pour justifier les budgets consacrés aux activités artistiques et culturelles…
Oui, j’ai entendu cent fois ce discours chez les adjoints en charge de la culture « Si je veux faire voter une mesure en faveur de la culture, il faut que je montre en quoi elle est bénéfique sur le plan financier et économique et pour l’attractivité de ma ville. » Cet argument les conforte, mais il les instrumentalise.
Aujourd’hui, cette économie politique culturelle urbaine...
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