Entretien. Selon Dominique Bluzet qui pilote trois théâtres entre Marseille et Aix-en-Provence, la crise sanitaire impose une réflexion profonde sur la place que la société accorde au spectacle. Comment les théâtres peuvent-ils désormais s’adresser à des personnes et non plus à des publics ?
La Croix : Quel est votre état d’esprit à quelques jours de la réouverture des théâtres ?
Dominique Bluzet : Avant de vous répondre, je ferai deux remarques. La première m’est inspirée par l’élan de solidarité qu’a soulevé la fermeture des librairies, élan que les lieux de spectacle n’ont pas connu. Je crois, et j’y reviendrai, que nous devons nous interroger sur la place que la société accorde ou non à notre activité et pourquoi nous sommes peut-être jugés comme particulièrement « non essentiels ».
Ma seconde remarque repose sur l’expérience de ma fille qui est interne. Elle m’incite à relativiser notre situation si je la compare à celle des malades, de leurs proches, des soignants, à l’hôpital comme en ville. Il faut garder le sens des priorités et je me refuse à toute hystérisation de la réouverture à tout prix.
Ceci dit, je suis évidemment très heureux que nous puissions retrouver les artistes et les spectateurs.
Pourquoi, selon vous, le spectacle a-t-il moins facilement fait entendre sa voix que le monde du livre ?
D. B. : Je m’interroge vraiment sur le sens de tout cela depuis que le mouvement des Gilets jaunes a clairement rangé la culture du côté des élites à combattre. Ces fissures entre la société et le monde artistique se sont accusées avec la crise et, en particulier, le deuxième confinement. Même si Roselyne Bachelot est une très bonne ambassadrice, je crois que le ministère de la Culture raisonne trop depuis Paris, sans évaluer suffisamment l’importance du théâtre dans les villes de province où il est souvent, le soir venu, le seul lieu où brille encore la lumière.
Mais la responsabilité nous incombe aussi. Pour répondre à des demandes politiques et cocher les cases nécessaires à l’attribution des subventions, nous avons considéré que nous nous adressions à des publics, à savoir des catégories sociologiques ou démographiques – les jeunes, les chômeurs, les étrangers, les personnes handicapées… –, et non à des individus dont la valeur et la singularité sont uniques et précieuses. Parce qu’ils les rencontrent directement et régulièrement, qu’ils leur parlent et, tout simplement, qu’ils doivent les convaincre d’acheter des livres, les libraires nouent une relation beaucoup plus personnelle avec leurs clients. Nous devons y réfléchir, aller différemment vers les gens.
Comment faire ?
D. B. : Nous avons la chance en France que les pouvoirs publics soutiennent financièrement la culture comme nulle part au monde. Je pense qu’elle sera sauvée matériellement mais qu’en sera-t-il intellectuellement et socialement ?
À ma petite échelle, je me suis interrogé alors que nous fermons pour travaux pendant trois saisons le théâtre Gymnase-Bernardines, situé dans un quartier du centre de Marseille en pleine paupérisation et doute sur son identité. Plutôt que de chercher un lieu de substitution, j’ai préféré imaginer une proposition intitulée « Aller vers » et partir à la rencontre de personnes qui, quelle que soit leur situation économique, n’ont pas l’idée de venir au théâtre. Dans les cafés de Marseille, des comédiens « offriront un vers » aux consommateurs, à partir de grandes pages de la langue française ; Philippe Caubère lira, lui, les Lettres de mon moulin de Daudet ; des chorégraphes travailleront avec des enfants sur le passage du corps au mouvement et du mouvement à la danse. Nous imaginons aussi une série de spectacles toutes les deux ou trois semaines à 10 h 30 car des personnes âgées nous ont dit ne plus vouloir sortir le soir…
Vous avez aussi un projet dans les églises…
D. B. : C’est vrai ! On a souvent oublié que Marcel Pagnol a écrit dans ses livres et films de magnifiques sermons (1) que des comédiens vont faire revivre dans divers lieux de culte. On se souvient sans doute de celui de la première version de Manon des Sources qui dure près d’une demi-heure…
Encore une fois, ces initiatives répondent à la nécessité impérieuse de...
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