Alors que plusieurs expérimentations tentent de redonner un peu d’espoir aux artistes et créateurs et que le gouvernement fait mine de se préoccuper de leur sort, quelles sont les politiques à mettre en œuvre pour faire face aux bouleversements structurels de la culture accentués par la pandémie ? Entretien avec le sociologue Olivier Alexandre.
Assommé par l’absence de perspectives quant à une date de réouverture de ses lieux de travail, le monde de la culture a, ces dernières semaines, multiplié les initiatives. Un collectif de compagnies du spectacle vivant déclare dans une tribune : « On voudrait pas crever sans avoir dit un mot. » Plusieurs institutions muséales, emmenées par la directrice du Palais de Tokyo, Emma Lavigne, réclament de pouvoir de nouveau accueillir du public « pour un week-end, pour quelques mois, pour quelques heures ».
Le président socialiste de la Région Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset, a, de son côté, proposé la mise en œuvre d’une expérimentation de protocoles sanitaires « sur des bases scientifiques » permettant de rouvrir les lieux culturels et écrit à Jean Castex en jugeant inacceptable que « la protection sanitaire des citoyens se résume à interdire toute vie culturelle ». Quant à Louis Aliot, maire Rassemblement national de Perpignan, il a mis au défi l’État en décidant de rouvrir quatre musées municipaux de la ville, une décision invalidée par la justice, lundi 15 février.
Ce même jour, sur LCI, la ministre de la culture, Roselyne Bachelot, a annoncé la mise en place d’« expérimentations » de concerts en mars et avril, à Marseille et Paris, avec comme objectif de trouver un modèle permettant la réouverture des lieux de spectacle, du moins avec des spectateurs assis.
De son côté, France Télévisions a lancé, au début du mois de février 2021, la chaîne éphémère Culturebox pour retransmettre pièces de théâtre, concerts, festivals, opéras, ballets, accessible gratuitement sur le canal 19 de la TNT et sur sa plateforme.
Même le Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs (SNDLL) propose de mettre à disposition ses 1 600 établissements pour les « transformer en centre de vaccination d’urgence pour toute la population » espérant ainsi utiliser des espaces fermés depuis maintenant un an et permettre, peut-être, un retour plus rapide de leurs activités.
Ces initiatives s’inscrivent dans une situation qui révèle les malaises profonds du monde de la culture, des politiques publiques qui n’arrivent pas à y remédier et des transformations structurelles catalysées par ce moment épidémique.
Pour en saisir les ressorts, Mediapart a interrogé Olivier Alexandre, sociologue, chercheur au Centre Internet et Société/CNRS, auteur notamment de La Règle de l’exception – Écologie du cinéma français (Éditions de l’EHESS, 2015), qui enseigne la sociologie de la culture à Sciences-Po Paris et prépare un livre sur la Silicon Valley.
Pourquoi l’intervention massive de la puissance publique dans le soutien au secteur culturel n’a-t-elle pas réussi à dissiper les craintes et angoisses de la plupart de ses acteurs ?
À cause de la violence du choc, un choc de plusieurs dimensions. Le choc économique d’abord. En 2020, quel que soit le périmètre que l’on donne au secteur culturel, la crise représente une baisse d’un tiers de l’activité et du chiffre d’affaires. La culture est le deuxième secteur le plus touché après l’aéronautique, dans des proportions comparables à celui du tourisme.
À l’exception du secteur des jeux vidéo, qui a connu une hausse de son chiffre d’affaires, tous les secteurs culturels ont été touchés, parfois très violemment à l’image du spectacle vivant, avec une baisse d’environ 70 % des recettes. Ce choc économique représente un coût social et humain : de nombreux créateurs vivent d’interactions quotidiennes, avec leurs publics, mais aussi avec d’autres professionnels, avec leurs employeurs, avec les institutions et des associations culturelles, un travail qui s’inscrit le plus souvent dans une logique de projets, sur plusieurs mois, parfois plusieurs années, ce qui rend d’autant plus anxiogène la politique du stop-and-go. C’est sans doute la troisième dimension du choc, la plus difficile à mesurer : l’incertitude et la difficulté psychologique à se projeter.
La colère s’est cristallisée autour de la communication de l’exécutif, qui a semblé renvoyer la culture au rang de choses « non essentielles » ; ce qui a été vécu comme une relégation, d’autant plus vive que les artistes et tous ceux qui participent à la chaîne de création occupent une place singulière et emblématique en France, qui va bien au-delà de leurs parts dans le PIB ou dans la population active, qui se situent aux alentours des 2,5 %.
Cette communication a engendré un malentendu profond, puisque s’est installé le sentiment d’être abandonné par la puissance publique, alors que cela n’a pas été le cas, notamment si on compare la situation avec les autres pays européens.
Les soutiens annoncés par le ministère de la culture dès mars 2020, puis par Emmanuel Macron en mai 2020 et enfin au moment du second confinement, ont été budgétés à plus cinq milliards d’euros, alors que le budget global du ministère de la culture est de l’ordre de 4,5 milliards par an. Sans compter l’ouverture du fonds de solidarité aux entreprises des secteurs culturels, et la quantification de l’impact du Covid conduite par le DEPS (Département des études et statistiques du ministère) qui a rendu ses premiers résultats dès le début de l’été 2020.
En Allemagne, le montant du programme « Nouveau départ pour la culture » n’a pas dépassé la barre du milliard d’euros. Même chose en Angleterre, où le plan d’urgence, arrivé tardivement, n’a pas empêché des comédiens et des musiciens de devoir s’improviser, du jour au lendemain, chauffeurs VTC. En Espagne, les octrois de prêts garantis par l’État sont restés en dessous des 800 millions d’euros : plusieurs domaines sont très directement menacés, à l’image des compagnies professionnelles de flamenco, dont l’économie dépend à 90 % du tourisme.
En France, les mondes de la création n’ont donc pas été oubliés. Mais tout le monde ne traverse pas la crise de la même façon. La culture est un univers très morcelé, hétérogène et polarisé : 70 % des entreprises n’ont pas d’employés et représentent seulement 7% du chiffre d’affaires global.
Ce morcellement explique-t-il qu’on ait eu le sentiment que le monde de la culture peinait à parler d’une seule voix, avec des secteurs en pointe dans la contestation contre la fermeture de leurs lieux de travail, à l’instar du théâtre, et d’autres très en retrait, tels les musées ?
Les musées et le patrimoine sont historiquement le premier budget de l’État en matière culturelle. Le niveau des aides et la prédominance du salariat expliquent sans doute que la gronde n’ait pas totalement gagné ce secteur. Le théâtre possède la double spécificité d’être plus politisé, et bipolarisé, avec un théâtre privé majoritairement parisien et un théâtre public décentralisé. Ce qui conduit à des réactions différentes.
Ce moment de crise reflète l’organisation des milieux culturels : un tissu dense, dynamique, mais aussi atomisé qui n’arrive pas, structurellement, à fédérer les intérêts pour parler d’une seule voix.
En France, il existe peu d’organisations centrales, à l’exception des gestionnaires de droits, comme la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) et la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). Mais l’architecture administrative reproduit une organisation en silos, où chaque instance de tutelle doit gérer une multitude de petites structures particulièrement vulnérables, sans logique transversale : le cinéma avec le CNC, le livre avec le CNL, les arts plastiques avec le CNAP, le CND pour la danse, la musique avec le CNM, plus les DRAC en régions.
Le ministère doit...
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