S'il prend toute la mesure de l'urgence sanitaire, le comédien rappelle que les métiers du spectacle et de la restauration ont fait l'effort de s'adapter avec le plus grand soin aux nouvelles règles.
LE FIGARO. - Dans une courte vidéo qui en quelques heures a été vue par des centaines de milliers de personnes, vous dîtes avoir reçu l'annonce du couvre-feu comme un coup de massue…
Fabrice LUCHINI. - Je ne commente jamais la politique. C'est un univers trop nuancé. Les réactions sont trop souvent organiques, émotionnelles, parfois poujadistes. Je ne suis pas à leur place, je sais que le métier est terrible. La Fontaine écrivait « Faut-il délibérer la cour en conseillers foisonnent, est-il besoin d'exécuter, on ne rencontre plus personne ». C'est évident que cette épidémie attaque les fragiles et nous-mêmes qui avons plus de 65 ans, j'en fais partie, je ne suis plus une première main. Les médecins sont absolument héroïques, et j'ai une admiration totale pour les infirmières, les soignants : l'Hôpital. Je le fréquente très souvent. Pourtant, je pense que le président et ses ministres ne savent pas ce qu'est la réalité d'un théâtre, d'un restaurant. D'ailleurs, on ne le lui demande pas au président. Il doit régler la Turquie, le Liban, Poutine, le Chinois. Il est confronté à une pandémie insaisissable.
Je mesure modestement tout ça, nos petits problèmes peuvent paraître dérisoires. Mais je pense à tous les théâtres pour qui c'est un arrêt de mort. Et je pense aux restaurants qui ont tout fait de manière exemplaire. On leur a dit d'ouvrir et un mois après on les ferme. Alors que c'est étrange, on va tous se balader, se croiser pendant les vacances de la Toussaint. C'est très étrange. Vous me direz qu'on leur donne des aides mais certains n'en veulent même pas des aides. Ces restaurateurs, ce sont des Français qui entreprennent. Pour eux les aides sont «déréalisantes».
Ces jours sont tristes ?
Moi j'ai un naturel très triste. Ça ne m'embête pas le couvre-feu, ça me convient même très bien le couvre-feu. Je n'aime pas les fêtes, je hais les apéros donc on pourrait me mettre le couvre-feu à midi, ça ne changerait pas grand-chose. D'autant qu'en ce moment je suis dans Pascal, donc tout va très bien. Mais le sort des théâtres, des restaurants m'étreint. On leur dit qu'on va leur donner de l'oseille mais tout ce qui fait la vitalité, le charme d'une ville s'estompe. Je ne dis pas que c'est que le restaurant qui crée la ville mais au niveau où ils sont, nos décisionnaires mesurent-ils ce qu'est qu'un restaurant avec le personnel qui se défonce toute la journée, un théâtre avec une caissière qui appelle des centaines de clients pour changer les horaires ? Pendant deux mois et demi, passer douze heures par jour à dire aux gens : «ça n'est plus tel jour, ça n'est plus la même heure». On a compris que la culture, la restauration c'est une toute petite chose dans le schéma global. Donc on va le faire ce couvre-feu. Le bonheur de sortir du théâtre et d'aller dîner chez l'italien sera amputé. Je n'ai pas d'opinion. Les médecins l'ont demandé. On le fait.
Les restrictions de liberté vous pèsent ?
Je suis comme la plupart des Français : j'aime beaucoup les règles. Je ne déteste pas l'idée qu'on me dise quand je dois rentrer chez moi et ce que je dois porter sur le visage en sortant de la maison. Moi, je ne suis pas un rebelle contre l'hygiénisme.
C'est l'urgence sanitaire qui impose ces règles…
Ce qui m'a le plus impressionné dans cette période c'est qu'en regardant la télévision jour et nuit, je n'arrivais à rien comprendre. Il m'a fallu déjeuner avec un professeur de la Pitié-Salpêtrière pour y voir plus clair. Apparemment depuis des années, les mandarins des hôpitaux préviennent en disant : «Par manque de moyens, ils vont se barrer, les médecins vont se barrer, les anesthésistes vont se barrer, les infirmières vont se barrer ». Mais je ne mêle pas de ça, ce n'est pas ma compétence. Ma compétence c'est un vers de Baudelaire, un aphorisme de Nietzsche, une réplique de Molière.
Jules Romains ?
L'humour génial de Jules Romains dans la figure de Knock ! Il ne s'agit pas de dire du mal des médecins qu'on adore, qu'on remercie, qui nous accueilleront à l'hôpital quand on aura le Covid et le reste mais simplement de s'amuser avec le talent d'un immense écrivain. Knock veut mettre tout le monde au lit. Il a la passion du diagnostic et de la pathologie qu'il faut trouver même chez celui qui se sent très bien. Ce que l'on oublie, c'est que Knock a soif de renommée. Ce qui m'a impressionné depuis six mois c'est que de grands professeurs de médecine ne résistent pas à l'attraction de la notoriété. Oui, ce sont des pontes et même eux sont enivrés d'être tous les soirs à la télévision. C'est très étonnant.
Malgré ce climat, le public continue-t-il à venir au théâtre ?
Jusqu'ici oui. Demain ? Le couvre-feu veut empêcher les jeunes de se retrouver et pour atteindre cet objectif, on va anéantir la vie d'une ville. La ville avec ses potentialités. Dans Les nuits de la pleine lune de Rohmer, le personnage que je jouais racontait à Pascale Ogier, que tous les soirs il rentrait à Paris pour dormir dans sa chambre de bonne. Il ne sortait pas mais il avait la potentialité à l'état pur de toutes les femmes qui marchaient dans les rues, de tous les restaurants qui éclairent la nuit, de toutes les rencontres, de tous les cinémas, de tous les théâtres et pourtant il ne bougeait pas et il retournait le lendemain à Orléans. C'était un texte extraordinaire qui montrait toutes les virtualités de la ville.
La période est sombre, lourde, la littérature est-elle un refuge ?
L'époque n'a pas attendu le couvre-feu pour être lourde. Philippe Muray nous a déjà éclairés sur les trottinettes, le festif, la vertu étouffante… Un exemple de légèreté ? Le portrait de Jean Genet par Jean Cau. Ils sont au restaurant tous les deux, « un restaurant moitié chic, moitié con ». « Un éphèbe casqué de blond, veste blanche, costaud mais jouant à mesurer ses gestes dans le plus parfait style de l'école hôtelière vidait les cendriers avec une puissance impassible. Genet ; connaisseur, lui jeta un regard. » C'était une période qui n'insistait pas. « Genet, connaisseur, lui jeta un regard ». On a compris : Genet est homo ; il regarde cet éphèbe casqué de blond, il est «connaisseur». Il n'y a pas de théorie du genre, pas de revendication ; il y a Genet homo qui mate un beau mec. Ça n'a l'air de rien mais « Genet, connaisseur » c'est toute la légèreté Français. Pas de lourdeur, pas de prêchi-prêcha, pas de jugement.
Comment regardez-vous les politiques dans cette période ?
Je me suis toujours refusé à analyser les présidents dans leur prestation télévisuelle mais il est évident que Véran, très habile, très politique, ce serait bien qu'il se détende complètement et qu'il arrive moins exalté. Dans les médias, il faut arriver très calme, il faut arriver en dessous. Par exemple Darmanin, il arrive en dessous. Mais Darmanin, il faut qu'il arrête de tweeter : c'est une nécessité absolue. Je n'ai jamais voulu analyser Hollande qui dans la vie est irrésistible et quand il est président il perd son naturel. Je n'ai jamais voulu analyser Macron qui quand il répond est très bon et quand il y a un prompteur l'est beaucoup moins.
Mais mon métier ce n'est pas de juger la politique, mon métier c'est d'essayer de manifester le miracle de la langue. Il y a des moments où on voudrait que ça ne s'arrête jamais Booz endormi de Victor Hugo. J'ai toujours pensé que le théâtre était un lieu de résistance.
De résistance à quoi ?
Par exemple, aux paroles des hommes politiques quand ils disent « c'est juste inacceptable ». Parce que si les hommes politiques disent «c'est juste inacceptable » c'est normal que ce soit le bordel en banlieue. « C'est juste inacceptable », c'est une formulation tragique. On dit « Ben ouais La Fontaine c'est juste un génie ». Qu'est-ce que tu as dit couillon avec ton « juste un génie » ? Tu n'as rien dit. Comme disait Péguy, les curés et les maîtres d'école « ils disaient », « ils disaient !». Pour eux ce n'était pas « juste incroyable ». Tu ajoutes « prenez soin de vous » et là tu as envie d'étrangler tout le monde.
Les spectateurs ne viennent pas se divertir ?
Pourquoi viennent-ils ? C'est une des questions les plus énigmatiques. On songe à la phrase de Michel Bouquet : « au milieu de tous ces êtres humains, il y a peut-être quelqu'un qui a tué son père, quelqu'un qui a étranglé des animaux et pourtant Fabrice quand tu rentres sur scène, il faut fédérer ». Le théâtre est un lieu où cette solitude n'existe pas.
Pourquoi les gens viennent-ils vous voir ?
C'est compliqué cette question. C'est mystérieux. La France a un inconscient littéraire. La France n'est pas une nation uniquement matérialiste. Elle peut être de mauvaise humeur mais elle a un surmoi. Il y a le XVIIe siècle, il y a La Fontaine, il y a Racine, il y a Boileau, il y a Molière, il y a Chateaubriand, Flaubert, Balzac, Céline, Proust. Même si c'est fini en apparence, ça continue. Et parfois je reçois un message qui me donne l'impression de revenir dans une nation pleinement littéraire. Un message argumenté, qui renseigne : bouleversant. J'ai ça une fois tous les quatre mois. C'est une minorité mais une minorité vivante. Ils sont là.
La période crée-t-elle une écoute plus intense ?
Je me méfie de l'influence des événements périphériques mais c'est vrai que le premier soir où j'ai repris les portraits, l'atmosphère était inouïe. Les applaudissements étaient impressionnants. Nous, les acteurs, nous gérons et la vanité et l'humilité, et la vacance et le plein, et le mysticisme et l’ego, et le vide et le plein. Nous sommes des animaux bien étranges comme disait Molière mais nous essayons de faire de notre névrose quelque chose de lumineux.
Aujourd'hui tout est fait pour nous rendre bête, très bête. Il y a des portables, des télés à jets continus, des trottinettes, des abrutissements à heures fixes. Ce peut être rassurant d'être organiquement bête, c'est même reposant : l'élévation ça fout des angoisses. D'autant que nous sommes dans une société qui pense que le bonheur est le bien suprême.
Vous ne croyez pas au bonheur ?
Comme disait Céline,Ajouter du contenu « il n'y a pas de bonheur, il y a des malheurs plus ou moins grands ». Le bonheur c'est tellement léger, ça ne pèse rien, ça te traverse et tu ne peux pas formuler.
La joie ?
Ces jours-ci au théâtre, il y a quelque chose de mystérieux, de mystique. C'est quoi ce moment ? C'est la suspension de 400 psychismes qui sont accrochés à une langue, à un agencement de mots qui va produire une phrase. Cette phrase va produire un état et en eux et chez l'interprète. Et cet état est de l'ordre de la joie, de la vitalité et même employons un mot énorme d'une certaine transcendance. Covid ou pas Covid, ils viennent pour ça. Et l'on alterne Pascal, Péguy avec «Les Marseillais» et «Faites entrer l'accusé» ou «Enquêtes criminelles». Encore une fois, c'est une résistance à cet incroyable complot dont le but est d'abêtir, de simplifier, d'écrabouiller. Sans le Covid je le sentais, avec c'est encore plus fort : il y a de la part des spectateurs une forme d'héroïsme.
Peut-on imaginer un théâtre dématérialisé ? Molière en distanciel ?
Le théâtre, c'est l'incarnation. C'est d'abord un corps. Il n'y a pas d'intelligence autre que corporelle au théâtre. L'intelligence déductive, l'intelligence intellectuelle, sur scène, elle n'existe pas, elle ne vaut rien. Jouvet disait : « l'intelligence au théâtre est superflue et pour être un peu intelligent, poursuivait-il, il faut l'abdiquer ton intelligence ».
Nietzsche disait : « mon génie est dans mes narines, je sens la décadence à l'odeur ». Je ne me compare évidemment pas à Nietzsche, génie absolu, mais moi c'est mon oreille. Je ne vois rien mais je sens...
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