Jean-Marc Grangier est directeur de La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, depuis 2002.
Parcours, visions, souvenirs... Jusqu'à fin avril, Culturelink vous invite à découvrir 50 professionnels en vue dans le monde du spectacle.
Depuis quand êtes-vous pro ?
Je suis directeur de théâtre depuis 1991. Bientôt vingt-neuf ans d’exercice de ce métier. Vingt-neuf saisons programmées… Cela fait beaucoup d’artistes, de liens, de relations et de contrats signés. Mais suis-je pro ? Ai-je envie de l’être ? À partir de quel moment se sent-on pro ? Devient-on pro par accumulation d’expériences, bonnes ou mauvaises ? À l’usage ? Les marqueurs d’un professionnel sont-ils : les taux de fréquentation, l’accroissement du budget, le sourire des membres de son équipe, le désir des artistes à être programmés par lui ?
Après quelles études ?
Après un bac littéraire, j’ai beaucoup papillonné, d’études de lettres contemporaines en études de cinéma, de théâtre, sans poursuivre ni les unes ni les autres…
Votre premier poste ?
Premier poste de directeur à L’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône. Une ex-maison de la culture qui était, en 1991, encore traumatisée par sa fermeture. Trop de salariés, pas assez de public, un élu à la culture et son secrétariat installés dans le théâtre et la découverte, lors de mon premier jour de travail, qu’aucun bureau n’était disponible pour le directeur ! Très bonne école.
Trois artistes que vous adorez ?
Pina Bausch : la passion brûlante, l’intégrité, une vie dédiée à la création, à la vie de sa compagnie, en restant toujours sur la terre de ses origines.
Isabelle Huppert : immense actrice. Totalement dédiée aux metteurs en scène, leur offrant ses dons exceptionnels pour le jeu, pour la vérité des personnages qu’elle incarne, sans jugement, sans limites.
Krzysztof Warlikowski : un homme d’une richesse, d’une sensibilité, d’une profondeur, d’une honnêteté rarissimes et un artiste visionnaire, incandescent. Ses spectacles sont toujours des voyages dans des pays inconnus et inoubliables.
Un spectacle qui vous a profondément marqué ?
De ces trois dernières années de programmation, Grand Finale, de Hofesh Shechter est vraiment le spectacle qui m’a le plus marqué. Des images, des séquences entières restent gravées et encore très présentes dans ma mémoire. La première fois que je l’ai vu, j’étais avec Jane Birkin. À un moment, elle m’a pincé la cuisse, on s’est regardés, pour partager l’émotion qui nous dépassait. C’était là la certitude d’assister à une œuvre exceptionnelle.
Trois professionnels qui ont marqué votre parcours ?
Claude Meiller et Ghislaine Gouby qui, dans les années 90, dirigeaient les scènes nationales du Creusot et de Mâcon, à une vingtaine de kilomètres de Chalon. Tout aurait pu nous pousser à une guerre de concurrence, mais nous étions très amis, toujours heureux de découvrir le travail des autres, allant ensemble à la Drac, nous opposant à J.P. Soisson, élu à la présidence du conseil régional avec des voix du Front National, ou encore proposant au conseil départemental un festival de cirque itinérant dirigé par nous trois.
Claude Meiller me manque beaucoup. Femme de goût, grande classe, disparue trop tôt. Elle est encore très présente dans mes pensées.
Ghislain Mille, conseiller théâtre à la Drac Bourgogne à la même époque. Une personnalité à part, un homme passionné, engagé, lui aussi disparu trop tôt.
Si vous n’aviez qu’un seul lieu de spectacle à conseiller ?
Le Nowy Teatr à Varsovie, un lieu municipal réaménagé par Małgorzata Szczęśniak, la scénographe géniale du metteur en scène Krzysztof Warlikowski qui dirige ce lieu avec Karolina Ochab. Un théâtre comme un îlot de résistance, qui a une véritable puissance d’expression et d’émotion au cœur de la capitale de ce pays opprimé par une politique rétrograde, nationaliste et d’une religiosité étouffante.
Si vous n’aviez qu’un seul festival à conseiller ?
Les Nuits d’été, un festival pluridisciplinaire qui se déroule début août, en itinérance dans le pays savoyard. Mozart dans une chèvrerie, du jazz dans un atelier d’artisan, des spectacles dans des églises, des salles des fêtes, des places de villages jusqu’au lac d’Aiguebelette. Julian Boutin, altiste du quatuor Béla, a créé ce rendez-vous qui allie programmation de qualité et convivialité et qui mêle à merveille habitants, artistes et professionnels.
Que détestez-vous par-dessus tout chez les professionnels ?
La fascination pour le pouvoir. La volonté de l’exercer, de plus en plus, et partout. Le besoin insatiable de montrer qu’ils existent. Un directeur de théâtre est dans l’ombre des artistes, des spectateurs, appuyés par les membres de son équipe qui l’accompagnent dans la réalisation de la programmation. Certains ont peut-être besoin de plus de lumière.
Votre meilleur souvenir de professionnel ?
La programmation d’un concert de Nina Simone. Elle ne se produisait plus sur scène. Elle vivait alors aux Pays-Bas. La dernière fois où elle avait été programmée, elle n’était restée que cinq minutes sur scène ! Elle a passé une semaine dans un hôtel de la ville, où la nuit elle travaillait son tour de chant sur le piano du bar. Un très grand souvenir !
Votre pire souvenir de professionnel ?
Ce concert de Nina Simone. Elle avait, parait-il, cessé de boire, se limitant apparemment au champagne. Il fallait la conduire à la piscine tous les jours pour son entrainement. Je n’étais autorisé à la rencontrer que dix minutes avant le concert, pour l’accueillir au pied du théâtre et la conduire directement sur scène. Je devais la présenter au public sous le titre de Docteur Nina Simone…condition sine qua non pour qu’elle aille s’installer au piano. La tension était forte pour qu’elle ne renonce pas au dernier moment à ce come-back. Le concert fut bref, une heure, mais magnifique.
Trois adjectifs pour qualifier la filière culturelle aujourd’hui ?
La filière est en train de se réinventer. Aujourd’hui elle est un peu effilochée, mais consciencieuse et réactive.
Qu’avez-vous réussi de mieux dans votre vie ?
Mes enfants. Réponse banale et évidente mais qui a beaucoup de sens pour moi.
Vos passions (hors art et culture) ?
Hors art et culture, c’est peut-être regrettable mais ça n’existe pas chez moi. Je suis passionné de lecture, de cinéma, de musique en plus du théâtre et de la danse. J’ajouterais la botanique et la gastronomie qui sont pour moi aussi de cet ordre-là.
L’autre métier que vous auriez aimé exercer ?
Chanteur. Le plus beau métier du monde.
Un conseil à ceux qui débutent dans la filière ?
Quand on réussit quelque chose, c’est toujours de l’ordre du miracle, rien ne dit que cela se reproduira. Quand on échoue, ça passe, on apprend et il faut tout faire pour que cela ne se reproduise plus. Alors, le mieux est peut-être de rester connecté à une petite part de soi-même qui vous a conduit à choisir cette voie, et lui faire confiance.
Propos recueillis par Agnès Lucas