Gérard Bono est directeur du Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d'Aubusson (23).
Parcours, visions, souvenirs... Jusqu'à fin avril, Culturelink vous invite à découvrir 50 professionnels en vue dans le monde du spectacle.
Depuis quand êtes-vous pro ?
Je dirais que j'ai été pro sans le savoir, dès que j'ai commencé à prendre un livre : la lecture m'a tout de suite intéressé. Essentielle, c'est elle qui nous évade de nos prérequis, des trajectoires sociales qui devraient nous être assignées - il faudrait relire Bourdieu pour ça.
Avant d'être pro, j'ai donc d'abord été lecteur. Ca m'a permis une évasion, la découverte d'autres mondes.
Après quelles études ?
Ma formation universitaire comporte un DUT en carrière sociale, une licence et une maîtrise en communication. Je suis directeur d'un théâtre depuis une quarantaine d'années, après une carrière dans le social.
Je me suis formé via l'ANFIAC, qui proposait une formation par les pairs. Un métier de directeur de théâtre, c'est un peu comme le permis de conduire : on le passe mais on ne sait pas conduire. Ce n'est pas un métier qui peut s'apprendre vraiment. Même s'il y a une partie de sciences dures, il exige surtout des compétences diverses qui s'apprennent sur le terrain.
Je suis très critique sur les formations trop universitaires : l'enjeu majeur, c'est de mettre en relation des gens avec des artistes, et les étudiants ne sont pas formés aux relations avec le terrain. Or dans le projet que je défend à Aubusson, j'accompagne ces relations, par exemple avec le collectif du Grand Cerf Bleu, que j'accueille en résidence depuis plusieurs années.
Votre premier poste ?
Animateur socio-culturel, un métier qu'on a supprimé comme on a supprimé les fédérations d'éducation populaire. On a déconsidéré ces métiers dans les années 1980, 1990 et maintenant surgit chez les élus le besoin de faire des tiers-lieux, qui sont les MJC du XXIe siècle.
Ce sont des métiers importants : c'est ceux qui accompagnent les jeunes sur des activités sportives, culturelles… Avec les CEMEA, on accompagnait les enfants à Avignon. La présence d'adulte permettait d'accompagner les jeunes dans des actions émancipatrices, formatrices.
Ces fondamentaux ne sont pas oubliés, il y a encore des gens qui les pratiquent comme ça. Mais il faut rappeler que l'idée d'émancipation n'est pas ringarde.
Trois artistes que vous adorez ?
Josette Baïz, chorégraphe. Danseuse chez Jean-Claude Galotta pendant longtemps, elle a ensuite choisi de travailler avec des jeunes interprètes à Aix et Marseille. Avec un groupe d'enfants de 30 nationalités différentes, elle a bâti des spectacles, avec un travail exigeant en matière chorégraphique. Devenus adultes, certains ont fait carrière.
Phia Ménard, que je connais très bien. Ses derniers spectacles, comme Saison Sèche, ont une esthétique soignée et un contenu très fort. Sa démarche artistique est très importante : ses formes parlent de l'être humain, comment il se transforme, de ses carapaces… avec légèreté et profondeur.
Wajdi Mouawad, que je connais depuis 25 ans et que j'ai rencontré pour la première fois lors d'un entracte pour Littoral. Il était comme adolescent tout timide, avec l'air de se rendre compte, avec beaucoup d'humanité, que son art le dépassait. Je l'ai accueilli en résidence pour Incendies et Forêts. A Aubusson, il s'est intéressé aux anciens ouvriers de l'usine Philips, et en a tiré une chronique intitulée "Silence d’usine, paroles d’ouvriers" sur la souffrance de ces ouvriers au moment de la liquidation de leur entreprise.
Et si j'avais le droit, je dirais aussi que c'est le jeune artiste qui va arriver demain et créer un spectacle...
Un spectacle qui vous a profondément marqué ?
Un des premiers spectacles que j'ai vu, auquel je n'ai rien compris, et qui peut-être m'a transformé. Vu pendant le lycée, où j'habitais entre Bourges et Nevers, avec deux Maisons de la Culture historiques qui étaient très dynamiques dans les années 1970.
Une fois, j'ai été invité à voir La Grande Imprécation devant les murs de la ville, de Tankred Dorst, un dramaturge et scénariste allemand. Un très beau dispositif, des comédiens magnifiques, mais dans le sens, quelque chose auquel je n'ai pas compris grand chose… Cette résistance nous invite à aller plus loin.
Trois professionnels qui ont marqué votre parcours ?
Un professeur de philosophie et un professeur de français quand j'étais au lycée, des gens exceptionnels et qui avaient envie de transmettre.
Je me souviens d'une discussion durant une grève. Le professeur de philosophie dit : "Ecoutez, la politique, ce n'est pas du théâtre" et le professeur de français, à côté, lui répondit : "Je pensais que le théâtre, c'était aussi de la politique ?" Je ne suis pas sûr d'avoir saisi, ou alors j'ai saisi tout ce qu'ils voulaient dire. Mais il y a deux espaces, théâtre et politique, qui sont très proches.
Si vous n’aviez qu’un seul lieu de spectacle à conseiller ?
Ce ne serait pas un lieu parisien. Le théâtre est partout, y compris dans les lieux tous petits. Mais il faudrait encore en ouvrir : il y a encore des lieux où il n'y a pas de théâtre. La décentralisation n'est pas terminée. On devrait avoir un théâtre important dans chaque endroit, dans chaque département. Il en existe toujours, mais il manque un théâtre au coeur du Morvan, des Cévennes… J'attend un théâtre qui ouvre dans ces milieux ruraux là, où il y a peu d'habitants, mais un vrai besoin.
Si vous n’aviez qu’un seul festival à conseiller ?
Le Festival au Village de Brioux-sur-Boutonne, dans les Deux-Sèvres, à côté de Niort. Créé par des militants associatifs, avec beaucoup de bénévoles, peu de professionnels, et qui accueille des spectacles très différents.
Et Circa Auch, en pleine transformation, incarné par un directeur qui a fait du très bon boulot, et qui vient de se mettre un peu en retrait.
Que détestez-vous par-dessus tout chez les professionnels ?
Ce qui me gêne dans les professionnels, c'est les professionnels de l'audiovisuel et de la politique : pourquoi ces élites ne s'intéressent-elles plus au spectacle vivant ? Aujourd'hui, elles s'intéressent uniquement à la notoriété, et à l'impérialisme de l'humour. Même si ces gens ont du talent, on ne nous présente que ça, et dans un périmètre très parisien. Les élites ont abandonné les livres, et abandonnent le théâtre. Pourtant la création contemporaine n'est pas "compliquée", sinon il n'y aurait personne dans nos salles ! L'entre-soi, il n'est peut-être pas à notre endroit, mais à leur endroit à eux.
De quoi parle le Ministère de la Culture aujourd'hui ? Des garanties de pluralité, de diversité. Le risque, c'est le rapprochement des structures vers des cadres territoriaux. Ce n'est pas un clivage droite-gauche : aujourd'hui, une des régions les mieux dotées, c'est les Hauts-de-France.
Votre meilleur souvenir de professionnel ?
Evidemment, un des plus émouvants, c'est ce travail avec Wajdi Mouawad, autour et avec les ouvriers de l'usine Philips. Mais tout son travail, ses textes également, possède une vraie force d'écriture. A l'origine, il est peintre, mais il est aussi écrivain… C'est quelqu'un de totalement libre, avec une grand puissance de travail : quand il travaillait sur Fôrets, il a assimilé toute une documentation de manière très rapide.
Comme pendant à ça, l'autre jour, une jeune fille de 15 ans m'aborde dans le hall du théâtre et m'explique qu'elle est la productrice et manager d'un groupe de musique et qu'elle vient me voir pour que je les accueille. C'est extrêmement important d'ouvrir nos portes à ces jeunes, peu importe leur compétence : nous sommes les réceptionnistes de ces jeunes créateurs, au tout début. Les théâtres doivent être des zones d'apprentissage, d'expérimentation, de diffusion… Ces jeunes n'ont plus le foyer rural ou la Maison de la Culture, mais peu importe le contenant, pourvu qu'on ait l'ivresse !
Votre pire souvenir de professionnel ?
J'oublie les vicissitudes qu'on peut avoir avec les spectateurs et les artistes, exigeants en leur bon droit.
Je n'excuse pas les incapacités des élus. Le département de la Creuse gèle 500m² dans le bâtiment, alors qu'on en a besoin : depuis deux ans et demi, on se bat pour avoir des locaux qui sont vides. Pourquoi en est-on là ? Pourquoi ont-ils peur du théâtre ? Ils le méconnaissent totalement - sans mettre tout le monde dans le même panier.
Trois adjectifs pour qualifier la filière culturelle aujourd’hui ?
La filière aujourd'hui est inventive, sans cesse se transforme. Elle est pertinente. Elle s'adresse à tous les publics dans une grande ouverture. Mais elle est abandonnée, délaissée économiquement et au-delà, en matière de soutien. Il y a un désamour qui ne vient pas des artistes et des spectateurs, mais de certains décideurs. Je reste furieusement optimiste, mais lucide.
Qu’avez-vous réussi de mieux dans votre vie ?
Ma vie n'est pas finie !
Sur le plan professionnel, c'est peut-être d'opérer un basculement et de se faire confiance à soi, aux artistes, et notamment aux jeunes artistes. C'est de ne plus se sentir obligé de remplir des cases, de dépasser la zone de confort qui ne programme que des artistes de notoriété ou des classiques. On n'a pas besoin de ça : la notoriété sera locale, ce qui est contemporain deviendra classique. Les spectateurs partagent cet avis-là, et ça permet aussi d'imaginer des choses hors spectacles, comme par exemple les résidences "Panorama" qu'on a proposé avec le collectif du Grand Cerf Bleu.
Vos passions (hors art et culture) ?
La montagne, où j'ai d'ailleurs des randonnées à reprendre, dans le Limousin, en Savoie…
J'ai planté un verger, et je veux cultiver mon jardin dans tous les sens du terme, cultiver mes amitiés aussi.
Je pense beaucoup au retour à la nature : une certaine sagesse consiste à planter des arbres dont on ne verra jamais l'ombre.
L’autre métier que vous auriez aimé exercer ?
Vraisemblablement, je serais devenu pépiniériste !
Un conseil à ceux qui débutent dans la filière ?
Le seul conseil, c'est d'aller au contact des gens, des artistes : il faut aller dans les salles. J'observe chez les étudiants des métiers de la culture une prédominance de la musique, or il faut privilégier l'unique, le non-reproductible. Les disciplines s'interpénètrent : il faut être curieux.
Mais je suis optimiste. Le besoin de raconter et d'écouter des histoires ne peut pas s'arrêter. C'est comme quand on coupe un arbre : on peut couper le tronc, les racines restent en dessous, et les bourgeons repoussent.
Propos recueillis par Agnès Lucas