Le spécialiste des politiques culturelles, Jean-Michel Tobelem, fait trois propositions pour renforcer les liens entre le public et les institutions culturelles pour élargir leur audience.
L’annonce inédite de l’annulation de crédits du ministère de la culture pour un montant de 200 millions d’euros a jeté une lumière crue sur les difficultés du spectacle vivant en général, et des orchestres symphoniques et des maisons d’opéra en particulier. Comme il y a un an, les professionnels concernés ont exigé une aide financière d’urgence. Mais ils ne semblent pas avoir esquissé de nouvelles pistes permettant de garantir la survie du secteur.
Or, celles-ci ne se limitent pas à une augmentation des subventions publiques de l’Etat et des collectivités territoriales, ce qui suggère plusieurs réflexions. Primo, les professionnels peuvent difficilement se prévaloir d’un soutien notable des citoyens. D’une part parce que les enquêtes du ministère de la culture ne montrent pas d’augmentation significative de l’accès de la population aux spectacles de théâtre, danse, musique symphonique ou opéra. D’autre part parce que les établissements ne sont guère en mesure de produire des données attestant des progrès réalisés dans ce domaine.
Enfin parce que, au-delà des actions déployées en direction des jeunes et des publics les plus éloignés, il n’existe pas de stratégie axée vers un élargissement sociologique des publics. Cela constitue un handicap dans la délibération démocratique qui devrait s’instaurer avec des institutions dont l’existence repose sur les valeurs du service public et de l’intérêt général.
S’interroger sur l’efficacité de la dépense publique
D’où notre première proposition. Puisque ces établissements sont arrivés au bout de leur capacité d’innovation dans la conquête de nouveaux publics, il convient de faire évoluer leur gouvernance, afin que figurent dans leur conseil d’administration (ou l’équivalent dans ceux gérés en régie directe) des représentants des fédérations d’éducation populaire, des associations locales et des conseils économiques et sociaux du territoire. Cela provoquera une meilleure prise en compte des besoins et intérêts de populations qui ne fréquentent guère ces institutions.
Il ne s’agit pas d’influer sur la programmation artistique, mais d’adopter des dispositifs permettant d’accueillir des publics tenus à distance d’équipements financés par la collectivité publique, sachant que des agencements éprouvés ont été abandonnés par nombre de professionnels. Ainsi dans le théâtre public, nombre de postes d’animateurs ont été supprimés qui permettaient de développer des liens avec les acteurs locaux et de construire des relations dans la durée avec des publics moins familiers de la culture. Secundo, le modèle de fonctionnement de nombre de théâtres, auditoriums et maisons d’opéra est loin d’être optimal.
Car en contrepartie de coûts fixes élevés pour garantir leur professionnalisme, le nombre de levers de rideau par saison reste modeste. Il convient donc de s’interroger sur l’efficacité de la dépense publique, sachant que la collectivité assure le coût de l’établissement en ordre de marche. Le ratio coût annuel de fonctionnement/nombre de levers de rideau est ainsi loin d’être pleinement satisfaisant.
Mettre à distance la doxa de la création et le dogme de l’excellence
C’est la logique qui fait que plus on a de spectacles et plus on creuse le déficit qu’il faut repenser. Il convient donc de se demander ce que l’on peut faire de façon optimale avec un budget donné, en sortant des schémas actuels qui ont montré leurs limites. L’enjeu est de penser un nouveau type de fonctionnement, qui permette de proposer au public un nombre plus important de spectacles pour mieux garantir un meilleur accès de tous à la culture.
Comme l’avait montré le chanteur lyrique Thomas Dolié dans sa tribune « La fermeture des opéras n’est pas inéluctable » (Le Monde, 19 février 2023), cela suppose de mettre en œuvre de nouvelles modalités de fonctionnement fondées sur les principes suivants : sobriété, mutualisation, coopération, répertoire, permanence. D’où notre deuxième proposition, visant à repenser les conditions de production du spectacle vivant, qui conduit d’une part à accorder une attention accrue aux coûts de production des spectacles (cachets des artistes, salaire des chefs d’orchestre, honoraires des metteurs en scène et des scénographes, coûts des décors et des lumières, etc.) ; d’autre part à encourager des modalités de travail favorisant partage, coopération et mutualisation entre institutions.
A rebours donc des clauses d’exclusivité et des pratiques de concurrence entre les lieux, dont le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) a reconnu l’existence. Enfin à mettre à distance la doxa de la création et le dogme de l’excellence, au profit d’une plus grande mobilisation du répertoire, du développement de tournées régionales et de l’expérimentation de troupes salariées, conditions (comme dans les pays germaniques) d’un nombre de levers de rideau sans commune mesure avec la situation présente.
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