La tenue d’un procès entre la star de l’architecture et l’établissement aurait permis de mettre en lumière la façon dont sont attribués les grands chantiers culturels en France et les raisons des dérives budgétaires quasi-systématiques qui s’ensuivent
observe Isabelle Regnier, journaliste au service Culture du «Monde».
L’accord transactionnel signé entre les Ateliers Jean Nouvel et la Philharmonie de Paris le 21 octobre met un point final au conflit qui opposait l’architecte français à l’établissement public depuis une dizaine d’années. La transaction, dont le montant est tenu secret, se double d’une rallonge de 15 millions d’euros destinée aux travaux complémentaires que Jean Nouvel réclamait de faire depuis la livraison de son bâtiment, en 2015. Pour lui, c’est une victoire. Il va enfin pouvoir reconnaître l’œuvre dont il estimait avoir été dépossédé par une maîtrise d’ouvrage qui l’avait évincé du chantier. Et voir sa réputation lavée.
Débouté en 2015 d’une plainte déposée pour violation de droit d’auteur, il passait depuis, aux yeux de l’opinion, pour le principal responsable de la dérive du budget qui avait bondi, entre le moment du concours et celui de la livraison, de 118 à 328 millions d’euros.
La cour régionale des comptes avait pourtant mis les choses au clair en 2016, dans un rapport qui chiffrait le coût total de l’opération à 534 millions d’euros. C’est la maîtrise d’ouvrage qu’elle mettait en cause – pas l’architecte – et de mauvais « choix de gestion » dont les effets auraient été accentués par «la prise de contrôle sur le chantier [par la maîtrise d’ouvrage], intervenue en fin d’opération». Ce réquisitoire en règle n’a pas empêché la Philharmonie de réclamer 170 millions d’euros aux Ateliers Jean Nouvel l’année suivante, dont 110 au titre des pénalités de retard.
Conseillé par le cabinet d’avocats de William Bourdon, Jean Nouvel a alors porté l’affaire au pénal. Visant de nombreuses infractions (concussion, favoritisme, faux et usage de faux, recel de détournement de fonds publics), la plainte cherchait à démontrer la responsabilité de la Philharmonie dans les dysfonctionnements en cascade qui ont fait dérailler le chantier. L’argumentaire mettait en lumière, en outre, une forme d’acharnement à maintenir le projet dans une enveloppe budgétaire irréaliste.
Budget impossible à tenir
C’est la maladie française des grands chantiers culturels dont la Cour des comptes avait démontré le caractère systémique dès 2007. « La quasi-totalité des projets (…) témoigne d’une stratégie politico-administrative visant à minimiser les estimations initiales afin d’obtenir un accord budgétaire, les financements complémentaires étant ensuite obtenus en cours de travaux devant l’impossibilité de revenir en arrière », pouvait-on lire dans le rapport qu’elle a consacré à ce sujet. Architecte de l’Institut du monde arabe et du Musée du quai Branly-Jacques§Chirac, Jean Nouvel en savait quelque chose.
«Les coûts d’un ouvrage comme la Philharmonie sont relativement incompressibles», confiait-il au Monde en 2019. On les évalue à 100 000 euros par siège environ, une somme qui intègre le volume de la salle, l’infrastructure, les dispositifs acoustiques, les équipements spécifiques… Sachant que le programme comprenait 2 400 fauteuils, le budget ne pouvait être inférieur à 240 millions d’euros. «Tous les sachants le savaient», assurait l’architecte, mais les candidats devaient s’engager à faire avec la moitié. Pour avoir refusé de jouer le jeu, l’Anglo-Irakienne Zaha Hadid, finaliste du concours, en a été éliminée.
Ce que Jean Nouvel n’avait pas anticipé, c’est que le chantier n’allait pas suivre le déroulé habituel. Le rapport de la Cour des comptes était passé par là et François Fillon, alors premier ministre, était opposé au projet. Nicolas Sarkozy l’a imposé, mais la crise financière de 2008 a éclaté, et ce type de dépenses publiques est devenu de plus en plus difficile à défendre. Dès les premières phases du projet, la maîtrise d’ouvrage a refusé d’accorder les rallonges que demandait l’architecte. Lorsque celui-ci a proposé, pour pouvoir tenir dans l’enveloppe, de revoir le programme à la baisse, elle a également refusé, exigeant au contraire qu’il soit étoffé.
Il a fallu l’intervention de Bouygues, l’entreprise mandatée pour les travaux (sans passer par une procédure de marché public) pour arriver à un budget réaliste, mais au prix d’âpres négociations qui ont mis le chantier en retard avant même qu’il ne soit lancé. Pour limiter les frais, la Philharmonie a renoncé aux services d’une «entreprise générale» qui aurait été chargée de la coordination de tous les métiers du chantier et aurait permis d’éviter des ...
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