«Libération» a recueilli les témoignages d’anciens apprentis comédiens à Rennes qui dénoncent les méthodes de leur professeur, toujours en poste, décrites comme abusives et violentes. Malgré une procédure disciplinaire, celui-ci conteste toute faute pédagogique.
«J’ai pensé à arrêter le théâtre. J’allais en cours la boule au ventre, je comptais les jours avant la fin de l’année.» Jade (1) a 17 ans. Depuis qu’elle a quitté le conservatoire de Rennes (Ille-et-Vilaine), en juin 2019, elle tente de laisser derrière elle les souvenirs de la formation théâtrale qu’elle y suivait. Au cours de l’année scolaire 2018-2019, Jade et ses 13 camarades de cycle d’orientation professionnelle (COP) de théâtre affirment avoir enduré pendant plusieurs mois des violences physiques et psychologiques de la part de leur professeur. Des blessures provoquées par des exercices, des «hurlements», des «humiliations»… Avec le recul, ces apprentis comédiens parlent de «harcèlement moral», d’un climat de «terreur». Surtout, ils accusent leur professeur, V. (2). d’avoir agressé sexuellement deux élèves, dont Jade, alors âgée de 16 ans. Agissements que celui-ci conteste fermement à Libération par l’entremise de son avocat.
Deux membres de la promo ont quitté les cours avant la fin de l’année. Sur les 14 élèves, un seul s’est réinscrit au conservatoire. Malgré les nombreuses alertes des apprentis comédiens adressées à la direction du conservatoire et un signalement au procureur de la République, leur professeur enseignera à nouveau en COP au conservatoire de Rennes en cette rentrée 2020. Libération a pourtant recueilli une vingtaine de témoignages d’anciens élèves et collègues qui, dans un contexte pédagogique où une large autonomie est laissée à l’enseignant, accablent les méthodes de V., décrites comme violentes et abusives.
«Acharnement»
En septembre 2018, V. est désigné comme professeur de COP à Rennes. Ce quadra présente un profil et une expérience a priori intéressants : diplômé d’Etat en enseignement théâtral, il a été professeur dans les conservatoires de Dijon (Côte-d’Or) et Quimper (Finistère). Une dizaine d’années auparavant, il a déjà donné des cours à Rennes. Metteur en scène et comédien au CV modeste, il est alors aussi président de l’Association nationale des professeurs d’art dramatique - fonctions qu’il quittera en janvier 2020.
Une réputation controversée le précède pourtant. «D’anciens élèves nous avaient prévenus qu’il était agressif… Un prof nous avait dit de faire attention à nous», se remémore Chloé, 23 ans. Mais cela n’inquiète pas outre-mesure la promo 2018-2019, dont la jeune femme fait partie, qui s’apprête à passer la majorité de sa vingtaine d’heures de cours hebdomadaires avec V. Les 14 élèves ont entre 16 et 26 ans et rêvent tous depuis des années de mettre le théâtre au centre de leur vie.
Juliette, 21 ans, se souvient avoir été «prête à tout pour rentrer en COP». Etre admis n’est pas donné à tout le monde : un entretien, plusieurs journées de stage, une audition devant un jury… Il n’est pas rare d’essuyer plusieurs refus avant de trouver une place dans cette formation qui prépare les élèves aux concours d’entrée d’établissements très prestigieux, tel le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris.
Les élèves de V. déchantent dès les premiers cours en septembre. Tous dépeignent un professeur qui les effraie tant qu’ils n’osent pas lui répondre. «Il sème la terreur, se souvient Sarah, 20 ans, il nous hurle dessus si on ne fait pas ce qu’il veut. Il parle à deux centimètres de notre visage en levant le doigt. Quelqu’un qui lui sort par les yeux, il l’humilie en disant devant tout le monde qu’il ne sera jamais acteur. Il aimait nous voir pleurer, trimer…» Deux mois seulement après le début des cours, un des étudiants quitte le conservatoire après avoir été régulièrement ciblé par V., au point que des élèves évoquent «un acharnement». Dans la lettre collective adressée au procureur de la République un an plus tard, la promo dénoncera une «violence sans égale» à son égard et parle «d’humiliation publique».
Les comédiens redoutent aussi les «échauffements» imposés par V. Pendant une demi-heure, ou même dans certains cas plus d’une heure, ils doivent courir sur scène pieds nus, parfois jusqu’au sang, sauter sans s’arrêter… Lors d’un autre exercice, la classe a pour consigne de s’allonger sur le dos et de se déplacer uniquement à l’aide du bassin, en se frottant au sol. «Certains avaient des croûtes sur le coccyx. Et à force de le refaire, elles s’arrachaient et saignaient. On finissait avec des bleus, mais V. s’en fichait», lâche Romain, 23 ans.
«Cette façon de faire ne concerne pas que V. : certains profs persistent à penser que la brutalité est nécessaire car être acteur est un métier difficile, ou que s’immiscer dans la vie personnelle des élèves fait partie du processus», déplore un enseignant et ancien collègue. Pour lui, ces abus sont souvent provoqués par le fait qu’il n’y a «pas de règles pour enseigner le théâtre». Concrètement, les professeurs sont libres d’envisager leurs cours comme ils le souhaitent et de choisir les exercices et méthodes auxquels ils ont recours. Une absence de contours clairs du cadre pédagogique qui peut s’avérer propice à des dérives. «Sous prétexte d’être des artistes, certains s’autorisent tout, souligne le même professeur. Ce sont ces gens que l’on retrouve parfois dans les conservatoires. A la sortie des écoles, on récupère des élèves tétanisés de monter sur scène.» Longtemps, les apprentis comédiens du COP de Rennes s’autopersuadent que le comportement de V. est «peut-être normal.» «C’est du théâtre», admet Corentin, 20 ans. Jusqu’au point de non-retour, en novembre. Depuis plusieurs semaines, V. a axé le travail sur Titus Andronicus, de Shakespeare. Le texte raconte la sanglante vengeance de Tamora, reine des Goths, contre le général romain Titus qui a tué un de ses trois fils. Acte II, scène 3 : les deux fils de Tamora la rejoignent sur scène avec la fille de Titus, Lavinia, et son fiancé, qu’ils tuent. Ils sortent de scène en emportant Lavinia et la violent avant de lui couper les mains et la langue pour l’empêcher de les dénoncer.
«Salie»
Le 21 novembre, les comédiens à qui ce passage a été assigné répètent en costumes devant V. et le reste de la classe. Sur le plateau, Juliette dans le rôle de Lavinia, habillée d’une robe kaki soyeuse et d’un trench beige. A ses côtés, Jade, qui joue son fiancé, et Sarah dans le personnage de Tamora. Les deux agresseurs sont interprétés par Charles et Romain, tout de noir vêtus, cheveux plaqués en arrière. Les consignes de V. se font de plus en plus brutales : «Il demandait aux gars de vraiment me violenter. J’avais tellement mal que je m’étais acheté des genouillères», rembobine Juliette. Charles : «V. trouvait qu’on était trop passifs. Il est donc monté sur le plateau pour nous montrer comment faire», sans prévenir les deux jeunes femmes qui se trouvent allongées sur le plateau.
D’abord, V. fonce sur Juliette. «Je n’ai pas vu V. venir, et il s’est allongé sur moi, il m’a bloqué les poignets au sol. Il m’écrasait de tout son corps, plaqué contre moi. Je sentais son odeur, sa respiration, sa tête dans mon cou… Il a fini par me lâcher. Il ne voyait pas que c’était Juliette qui pleurait, et pas Lavinia.» Ensuite, V. se tourne vers Jade. «J’étais allongée sur le dos car je faisais le cadavre, je ne l’ai pas vu arriver. Il était debout et il a attrapé mes jambes pour simuler une pénétration. Il s’est tellement collé à moi que je sentais son sexe. Ensuite, il a lâché mes jambes puis m’a attrapé les épaules pour rapprocher mon visage de son pénis. Là, il a mimé une fellation en faisant des mouvements de va-et-vient», détaille la comédienne, alors âgée de 16 ans.
Silence dans la salle. Dans le texte, le viol que subit le personnage de Juliette n’a pas lieu sur scène et n’est que mentionné dans les dialogues. Et rien dans l’œuvre n’indique...
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