Préférant se consacrer aux cérémonies olympiques et à d’autres projets, le metteur en scène a quitté jeudi l’institution, en proie à des tensions sociales et financières comme le reste des centres dramatiques nationaux. En interne, certains employés semblent soulagés du départ du directeur.
Solaire au soir du 8 novembre, Thomas Jolly accourt sur le plateau de Starmania pour recevoir, comme le showman Luc Plamondon et la gigantesque équipe réunie sur la Seine Musicale à Paris, un accueil triomphal. Sa veste semble alors à l’image de sa carrière : elle brille de cent facettes et de mille feux. Sitôt bouclée la recréation de l’opéra rock, le virevoltant «petit prince du théâtre public» – comme l’écrivaient certains – s’attellera au défi herculéen des deux ans à venir : la direction artistique de quatre cérémonies des Jeux olympiques et paralympiques, activité prenante auquel l’intéressé doit se consacrer parallèlement à la mise en scène d’un Roméo et Juliette de Charles Gounod en juin 2023 à l’Opéra national de Paris. Une grande valse de levés de rideaux, donc. Il fallait bien que l’un d’eux se referme définitivement. Au lendemain de la première de Starmania, ce metteur en scène quadragénaire à l’ascension spectaculaire annonçait par mail à ses équipes sa démission du Quai d’Angers. Le sort de cet établissement culturel d’une quarantaine de salariés que Thomas Jolly dirigeait depuis plus de deux ans était laissé en suspens depuis sa nomination pour Paris 2024 fin septembre. Il suscite depuis plusieurs mois de vives inquiétudes à en croire le dernier rapport d’orientation budgétaire et plusieurs salariés de la maison contactés par Libération.
Depuis début 2020, en effet, Thomas Jolly n’était plus seulement le metteur en scène médiatique célébré par une partie du public pour ses marathons théâtraux (Henry VI, Richard III), il était aussi le patron du seul centre dramatique national (CDN) des Pays-de-la-Loire. Une institution où il fut nommé quelques mois après sa déconvenue au Théâtre national populaire de Villeurbanne : son nom n’avait «même pas» été retenu en short-list pour la direction de ce CDN, s’était-il indigné sur les réseaux sociaux en dépit de la clarté de l’avis de consultation réclamant «une expérience significative dans la direction d’un établissement culturel». Ainsi Thomas Jolly atterrissait-il à Angers pour son baptême du feu en tant que patron d’institution. La ville était ravie de voir son navire amiral incarné par ce jeune chouchou des webtélés, célébré pour ses «œuvres monstres» (dixit le ministère) l’esthétique baroque, notamment programmées par Olivier Py au Festival d’Avignon.
Le Quai d’Angers, avec un budget annuel de 7 à 8 millions d’euros, a pour mission première de produire et coproduire des spectacles : ceux du directeur Thomas Jolly mais aussi d’autres artistes, accueillis en résidence, engagés dans les actions de démocratisation, impliquant la plus grande diversité possible d’usagers dans la vie du théâtre. Au vu de la stagnation des fonds publics et de l’augmentation des coûts de fonctionnement, au vu des défis écologiques, de la crise de diffusion post-Covid, de la mutation des pratiques du public, de la concurrence des plateformes, la tâche est immense.
«C’est mieux pour tout le monde»
Pour l’assurer, cumuler comme Thomas Jolly les casquettes de metteur en scène et de commandant de bord est obligatoire : le cahier des charges des 38 CDN du territoire, label indissociable de l’histoire de la décentralisation théâtrale d’après-guerre, implique de nommer un artiste au gouvernail… mais rien n’est dit du cas exceptionnel d’un directeur amené à s’absenter aussi longtemps que lui de son fauteuil, Starmania, Opéra et JO cumulés. Fin septembre, donc, la valse des pronostics s’ouvrait à Angers : leur jeune directeur cumulerait-il les fonctions ? Retrouverait-il son poste au Quai après les Jeux olympiques ? Si oui, choisirait-il lui-même son intérim ? Situation clarifiée. De loin, le retrait de Thomas Jolly ferait l’effet d’une fusée se délestant de ses propulseurs. Mais la démission fut son dernier scénario, il évoque son départ définitif comme un crève-cœur mais l’intérim lui paraissait «trop fragilisant» pour le théâtre. Son départ sera effectif d’ici trois mois.
Et au Quai, en interne, le monde est stone ? Comme d’autres de ses collègues interrogés par Libération, un employé semble plutôt soulagé : «C’est mieux pour tout le monde, détaille-t-il. [Thomas Jolly] part l’esprit libre vers d’autres projets d’exception et permet au théâtre de se relancer sur un autre projet même s’il laisse une équipe épuisée côté RH et des perspectives financières difficiles.» Ces derniers mois, les rapports se sont en effet tendus entre le jeune directeur et une partie de l’équipe du Quai. Entérinant une satanée loi de Murphy qui voudrait que l’arrivée d’une nouvelle équipe artistique à la tête d’un CDN aille rarement sans un conflit social plus ou moins préoccupant.
Le 11 octobre, soit trois semaines après l’annonce de la nomination aux JO, un rapport d’orientation budgétaire pour 2023 était présenté en conseil d’administration devant les partenaires publics du théâtre et s’alarmait : «Le Quai entre dans une spirale qui risque de lui coûter la part la plus importante de son activité.» Coûts de production importants des pièces (grands plateaux et décors, technique importante), difficulté à les vendre à l’extérieur, à trouver les partenaires désireux de coproduire, à les rentabiliser… «Il nous est impossible de produire ou coproduire sur nos fonds propres un futur spectacle pour ce second semestre 2023», note le rapport. Seule pourrait s’envisager la reprise du Dragon, une autre pièce de Thomas Jolly.
Le risque de «décrochage» a, précise le document, été «souvent évoqué» précédemment. Mais ce problème serait «contextuel» et non inhérent à son projet, rétorque le directeur qui a contesté les formulations du document devant les partenaires publics : «J’ai en effet décidé de mettre en place trois nouvelles productions de jeunes metteuses en scène qui ont été portées principalement par le Quai, c’est vrai. En sortie de Covid, elles n’ont pas eu la diffusion escomptée (comme beaucoup d’autres), poursuit Thomas Jolly. Je ne veux pas dire qu’il faut jeter l’argent par les fenêtres mais si la solution c’est de monter des seuls en scène – comme on me l’a dit au Quai –, il y a un souci dans les CDN.»
Ruissellement du glamour
Lors du dernier conseil d’administration, l’ambiance autour de la table était d’autant plus «glaciale», nous relate-t-on, que le rapport mentionnait en conclusion la «tension sociale» montante dans la maison. Sans plus développer par écrit ce que les membres du comité social et économique (CSE) faisaient remonter au directeur lors de leur dernière réunion début octobre : un document que nous avons pu consulter pointe, entre autres, l’«entre-soi décisionnel» qui serait celui de l’équipe dirigeante, son absence «d’appui sur l’équipe historique». En pomme de discorde, cette phrase figurant sur l’ordre du jour, que l’artiste-directeur nous répète aujourd’hui de mémoire, et qui l’a «violemment blessé, dit-il, car elle remet en question mon éthique, mon projet, mon engagement dans le service public : “Le sentiment que Thomas Jolly utilise le Quai pour son image personnelle et pas pour un projet de service public”». L’artiste a refusé de répondre au CSE, demandé une «médiation extérieure» et a ensuite reposé le sujet «dans une volonté de concorde et d’apaisement» devant l’ensemble de l’équipe lors d’une réunion ultérieure. S’ensuivait, le 14 octobre, une lettre des salarié·e·s, signée à 80 % de l’effectif, renouvelant au directeur leurs «inquiétudes au regard de la situation globale du Quai» et réaffirmant «la légitimité du CSE en tant que représentant» de leur parole.
Thomas Jolly, conscient de son «aura médiatique», croit au ruissellement du glamour qui l’entoure sur ces institutions fragilisées. Il soupire de lassitude, s’estime frustré de n’avoir «jamais pu [s]’expliquer avec eux sur ce sujet» et enchaîne : «L’institution, ce doit être un outil et non pas un cadre. J’ai peut-être manqué de pédagogie mais il y a aussi de la résistance au changement.» Depuis, l’ambiance serait «très délicate», confiait un salarié en début de semaine : «Thomas est à Paris sur Starmania, le secrétaire général est en arrêt maladie depuis trois semaines et le directeur adjoint aux productions vient lui aussi de se mettre en arrêt.»
Thomas Jolly est loin d’être le seul artiste-directeur à avoir vécu des tensions sociales dans un CDN. Fin 2019, le Monde revenait en longueur sur la multiplication des conflits dans ces maisons où se «livre en coulisse un combat à couteaux tirés entre la liberté de création et le droit du travail». D’un côté, des artistes-directeurs de passage légitimement désireux de réinventer les institutions ; de l’autre, les équipes permanentes des théâtres légitimement irritées de n’être (parfois) pas assez écoutées. Combien sont-ils, ces metteurs en scène propulsés du statut de chef de compagnie à celui de directeur de PME, se cassant les dents à leur arrivée sur les principes de management et de gestion des ressources humaines ? Thomas Jolly voulait faire mentir le sort : «J’ai pris ce poste à Angers parce que j’en avais marre d’entendre ces discours sur l’institution, aussi parce qu’elle est attaquée sur ces motifs par la droite et de plus en plus de mairies. Je voulais anticiper ces problèmes, qu’on se parle…»
Système de nomination jugé «absurde»
Derrière ces tensions enflant dans l’ombre de la préparation des JO et de Starmania, un problème structurel revient ainsi sur le devant de la scène. Il touche au système de nomination à ces labels jugé «absurde» par une partie du secteur et au cahier des charges «disproportionné». Déficit d’accompagnement de l’artiste en poste, manque de tuilage avec l’équipe sortante, budget artistique de plus en plus limité, responsabilité parfois baroque… «Je suis le responsable unique de la sécurité des 26 000 m² du bâtiment, moi Thomas Jolly !»
En 2019, lors de son départ du CDN de Nanterre-Amandiers, Philippe Quesne s’indignait de son côté : «Il faudrait peut-être arrêter de nommer des gens six mois avant leur prise de poste. Pour ma part, j’ai eu trois mois avant de dire bonjour à une équipe de 60 personnes !» Pour une directrice adjointe d’établissement culturel, «il faudrait a minima officialiser des candidatures mixtes : continuer de nommer des artistes à ces postes, bien sûr, mais en s’assurant qu’ils soient correctement épaulés par un intendant. A l’heure actuelle, et c’est officieux, les tutelles permettent à l’artiste d’arriver en poste avec le numéro 2 de son choix…» Mais encore faut-il savoir le choisir.
Thomas Jolly, pour sa part, a confié la direction de la production du Quai d’Angers à un de ses...
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