Le cas de la Cité des transitions de Marseille.
Nous assistons à un développement croissant de tiers-lieux qui portent dans leur ADN des objectifs en lien avec les transitions. Ces tiers-lieux ne cherchent pas seulement à s’adapter à un contexte transitionnel, en ajustant par exemple les lieux de travail aux exigences de la nouvelle économie (coworking spaces) ou en détournant dans une perspective marketing, quelques éléments de langage mainstream autour des « communs », de « l’hybridation » ou de la « sobriété ». Ces tiers-lieux tentent de jouer un rôle proactif dans l’invention et l’expérimentation de solutions transitionnelles, avec une recherche effective d'impact. Ils se pensent comme des espaces transitionnels , en capacité de transformer les régimes dominants de production économique, énergétique, culturelle ou urbaine. Ils tentent d’agir de manière structurelle et systémique, en donnant à tout un chacun (individus et organisations), les capacités techniques et intellectuelles d’agir sur les transitions.
Malgré un développement croissant de tiers-lieux transitionnels, leur nombre reste encore limité. La mesure de leur impact sur les transitions, et notamment sur les transitions écologiques, reste à conforter et à objectiver, en dépit de la création d’initiatives visant à évaluer l’impact des tiers-lieux. On pense notamment à la démarche « Commune mesure » ou à des recherches visant à co-créer des outils d’auto-évaluation des tiers-lieux. Surtout, ces tiers-lieux transitionnels fonctionnent de manière isolée et leurs actions restent largement confidentielles et inconnues du grand public… Alors que la prise de conscience de la dégradation accélérée de la biodiversité est de plus en plus massive et que les rapports du GIEC sont rentrés dans les discussions du quotidien ! » C’est une des raisons pour lesquelles nous plaidons pour la création de politiques urbaines et territoriales dédiées au développement et au passage à l’échelle des espaces transitionnels. Nous rejoignons ici les réflexions d’une étude portée par le Collège des Transitions Sociétales et intitulée : “Les tiers-lieux peuvent-ils favoriser les dynamiques de transition territoriale ?”
Dans les années 2000, nous avons su investir des centaines de millions d’euros dans la création de districts numériques ou de quartiers de l’innovation. Pourquoi serions-nous désormais incapables d’investir massivement dans des politiques territoriales dédiées aux espaces transitionnels ? Avec la promesse d’impacts territoriaux et écologiques ô combien supérieurs à ceux des quartiers technologiques de la Smart city. Force est de constater qu’en France, rares sont les villes à avoir pris la mesure d’un tel enjeu. La ville de Marseille est l’une des toutes premières villes à penser une politique urbaine dédiée aux espaces transitionnels. C’est ici tout l’objet du projet de Cité des transitions.
Marseille, une Cité transitionnelle qui s’ignore
« Peu de villes ont comme Marseille la marge au cœur ; et à l’ère des changements de paradigme, on est plus à l’aise et mieux placé à la périphérie pour identifier ce qui demain, va faire centre » (Baptiste Lanaspeze, Marseille Ville Sauvage).
Le phénomène des espaces transitionnels s’observe tout particulièrement dans la Cité phocéenne. Devant les crises sociales, urbaines, économiques, éducatives ou écologiques que connaît la ville de Marseille, et faute de vision, d’ambition ou d’agilité suffisante des institutions publiques, de nombreux acteurs locaux ont tenté ces dernières années d’expérimenter des micro-solutions en réponse aux grands défis transitionnels.
Marseille concentre près d’une cinquantaine de tiers-lieux, de makerspaces ou d’espaces intermédiaires qui tentent de renouveler les conditions de la fabrique urbaine locale. Ces espaces récents (moins de cinq ans en moyenne), se sont d’abord déployés dans le centre de Marseille, avant d’investir les quartiers Nord de la ville en proie à des crises socioéconomiques et culturelles majeures. Ces espaces transitionnels jettent les bases d’un nouvel urbanisme fondé sur la coproduction, les communs, l’écologie urbaine, les arts, l’expérimentation, la transdisciplinarité, ou encore la frugalité (économie de moyens). Ils constituent aujourd’hui un terreau intellectuel, social et créatif extrêmement précieux, pour engager Marseille dans une dynamique transitionnelle.
Au sein de ces espaces transitionnels, les occupants cherchent à mettre en place d’autres manières de faire ville, de faire société ou de faire culture à l’image de La Déviation, de la Friche La Belle de Mai, du MarsmediaLab, de la Fabulerie, des Ateliers Jeanne Barret ou des Ateliers Blancarde. Ils défendent les principes d’une architecture, d’un urbanisme et d’un art collaboratif (les 8 pillards, Foresta, Ici Marseille, Coco Velten). Ils promeuvent les droits culturels et les modèles d’apprentissage et démocratiques fondés sur le faire, la coopération et la participation citoyenne (La Plateforme, l’Épopée Village, la Friche Louis Armand, l’Après M, la Base, Thalassanté, Laboratoire d’Intelligence Collective et Artificielle…).
Certains espaces transitionnels expérimentent d’autres modèles économiques fondés sur l’économie contributive, l’économie circulaire ou l’économie bleue. Ils cherchent des solutions pour financer la transition (crypto-monnaie locale et fonds d’amorçage) et tentent de ré-encastrer l’économie dans des enjeux sociétaux et environnementaux (la Varappe, Marseille Solutions, Cosens, Initiative sud, la Ruche, Inter-made, TransfOrama, Enercoop PACA…). D’autres espaces œuvrent dans le champ des énergies renouvelables, du réemploi, du recyclage, de la mobilité douce, de l’agriculture urbaine ou de l’alimentation durable (la Cité de l’Agriculture, Foresta, Synchronicity, le Talus, Massilia sun system, la Table de Cana, Super cafoutch, La Ferme Pédagogique du Roy d’Espagne, etc.).
Accompagner le changement d’échelle des espaces transitionnels marseillais : la Cité des transitions
Porteurs d’une autre façon de faire, ces espaces transitionnels connaissent des difficultés à changer d’échelle et à dépasser un rôle de « perturbateurs institutionnels ». Ce constat a été dressé par la nouvelle municipalité issue du Printemps Marseillais, qui ambitionne d’inventer aux côtés des acteurs transitionnels un « nouveau modèle de ville méditerranéenne, résiliente et solidaire ». La ville tente actuellement de se saisir de ces innovations urbaines issues du terrain, et de les accompagner dans la recherche de solutions concrètes et utiles aux transitions marseillaises. Elle multiplie notamment les outils en mesure d’intégrer les citoyens dans la fabrique urbaine : budgets participatifs, création d’une Assemblée citoyenne du futur, mise en place d’un collège des maîtrises d’usages dans le cadre du Projet Partenarial d’Aménagement (PPA) du Centre-ville, etc.
Malgré la richesse de ces initiatives, la ville de Marseille a conscience qu’un projet de ville ne peut naître de l’addition de dispositifs publics innovants et d’expérimentations urbaines isolées. Elle s’est par conséquent engagée dans un projet de Cité des transitions, qui ambitionne de fédérer les espaces transitionnels marseillais et de les accompagner en cohérence avec d’autres démarches mises en place à Marseille, comme l’espace Odysséo ou le projet européen « 100 villes neutres en carbone en 2030 ».
Le projet de Cité des transitions se structure actuellement autour de quatre piliers. Le premier pilier est une plateforme numérique conçue comme un guichet unique des initiatives transitionnelles marseillaises, en mesure de simplifier les démarches, les expérimentations, les retours d’expérience et les partage de connaissances. La plateforme est pensée comme un annuaire, un observatoire, une plateforme d’éditorialisation, de capitalisation, de mutualisation et de mise en réseau des acteurs transitionnels.
Le second pilier de la Cité des transitions concerne une structure d’ingénierie permettant tout à la fois de mettre en partage les compétences de chacun et de tous et d’accéder à des dispositifs administratifs, méthodologiques, juridiques et financiers accompagnant la transition (ex. formations, appels à projet, achats publics innovants, labélisation, expérimentations urbaines, protocoles d’évaluation, etc.).
Un troisième axe vise à créer un réseau d’espaces transitionnels, maillés en archipel, en mesure de répondre aux besoins d’immobilier et de foncier des acteurs transitionnels.
Enfin, un Open Lab doit permettre d’accompagner les acteurs transitionnels dans la conduite de recherches-actions collaboratives orientées transitions, en partenariat avec les universités, les collectivités, les entreprises et les usagers du territoire. Par le croisement des regards (sciences, cultures, sociétés), l’Open Lab vise à produire des connaissances et des solutions renouvelées sur les transitions, à travers des temps de formation, de co-conception, de prototypage, d’expérimentation, d’évaluation et de valorisation.
Les dilemmes d’une politique urbaine dédiée aux espaces transitionnels
La Cité des transitions devrait être lancée dans les prochaines semaines avec la création d’une association regroupant un noyau dur d’acteurs transitionnels marseillais. Ce projet ambitieux et avant-gardiste est aussi fragile, car il pose une série de dilemmes aux politiques urbaines. Ces dilemmes constituent des problèmes non résolus, qui n’appellent pas des choix exclusifs entre des propositions en apparence contradictoires. Ils invitent davantage à ouvrir des questionnements, qui devront être débattus et clarifiés dans les instances délibératives de la Cité des transitions :
- Quel équilibre trouver entre une volonté d’expérimenter en grandeur réelle de nouveaux modes de fabrique et de gestion urbaine de soutien à des initiatives ascendantes inscrites dans des espaces transitionnels, et de l’autre la tentation de normaliser les démarches d’urbanisme transitionnel dans le cadre d’une politique urbaine dédiée ? Comment conserver un certain degré d’indéfinition et de préservation de l’hors-norme, tout en prônant le changement d’échelle des innovations from below ?
- Comment assurer la coopération entre des acteurs aux intérêts divergents (collectifs militants, start-up, groupes industriels, habitants, techniciens, élus, etc.) et conserver une fluidité de dialogue entre un upperground et un underground de la fabrique urbaine ?
- La Cité des transitions vise-t-elle à construire des citoyens autonomes en capacité d’agir sur le « code source » des transitions urbaines (à travers des temps de co-conception, de co-construction et d’auto-gestion) ou des usagers béta-testeurs de nouvelles offres et services transitionnels ? Quel niveau de reconnaissance et d’intégration par la Cité des transitions de savoirs non-académiques et non-experts, issus des savoirs d’usages et des citoyens ?
- Comment concilier le temps court des expérimentations urbaines et le temps long de la transformation des régimes dominants de production urbaine ? Quel accompagnement des espaces transitionnels dans la durée, au-delà des changements de collectifs et de gouvernements locaux ?
- Quelle option de politique urbaine privilégier entre d’une part une volonté de penser et d’agir sur les communs urbains, en accompagnant le développement d’espaces ouverts, partagés et non marchands, et d’autre part la nécessité d’identifier de nouveaux modèles économiques urbains, fondés sur la valorisation des nouveaux produits et services transitionnels ?
Face à de tels dilemmes, la Cité des transitions devra bien calibrer ses promesses de transformation, afin d’éviter de...
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