Le site d’information n’a plus le droit de publier le moindre article sur l’affaire secouant la mairie de Saint-Étienne. Le juge en charge de l’enquête oppose une “atteinte à la vie privée”. Une entrave grave et inédite à la liberté de la presse, dénoncent les journalistes. Décryptage.
C’est du jamais-vu. Alors qu’il s’apprêtait à dévoiler de nouvelles informations sur les pratiques en vigueur à la mairie de Saint-Étienne, notamment autour de son maire Gaël Perdriau, Mediapart s’est vu interdire par la justice toute publication liée à cette affaire. Une forme de « censure préalable » totalement inédite, et une attaque en règle et sans précédent contre la liberté d’informer. Mais le site d’info n’a pas dit son dernier mot.
Les origines de l’affaire
Le 26 août 2022, Mediapart publie une première enquête qui révèle le chantage politique dont est victime depuis plusieurs années le premier adjoint (centriste) à la mairie de Saint-Étienne, Gilles Artigues. Les faits auraient commencé en 2014 avec la réalisation d’un kompromat (une vidéo à caractère sexuel – procédé très utilisé dans la Russie de Poutine pour discréditer les opposants) par l’entourage du maire (LR) de Saint-Étienne, Gaël Perdriau. Quelques jours plus tard, le site d’information diffuse des extraits d’enregistrements sonores réalisés par Gilles Artigues en 2017 et 2018 pour se protéger, qui dévoilent les méthodes utilisées par l’édile et son directeur de cabinet pour le faire chanter. « Vos enfants ne s’en remettront pas », lui lance Gaël Perdriau. L’affaire déclenche un vif émoi dans la ville et la Région Auvergne-Rhône-Alpes, ainsi qu’au sein de LR et du gouvernement. Le parquet de Lyon décide d’ouvrir une information judiciaire pour « atteinte à l’intimité de la vie privée, chantage aggravé, soustraction de bien public par une personne chargée d’une fonction publique, abus de confiance et recel de ces infractions ». Gaël Perdriau et plusieurs de ses collaborateurs sont placés en garde à vue. Le premier décide de « se mettre en retrait de la représentation de la municipalité et de la métropole » et certains autres de démissionner.
Pourquoi “Mediapart” ne peut pas publier de nouvelles informations
S’appuyant sur les mêmes enregistrements réalisés par Gilles Artigues, Mediapart s’apprêtait à publier ces jours-ci de nouveaux éléments, qui touchent cette fois-ci une personnalité politique de premier plan : Laurent Wauquiez, président LR d’Auvergne-Rhône-Alpes et candidat pressenti à l’élection présidentielle de 2027. Par respect du contradictoire, Antton Rouget, l’auteur de l’enquête, a sollicité les personnes concernées, dont Gaël Perdriau et Laurent Wauquiez. Mais juste avant publication, patatras ! Le site reçoit le 18 novembre une ordonnance émanant du président du tribunal judiciaire de Paris, Stéphane Noël, qui l’enjoint à ne publier aucune information supplémentaire sur cette affaire, « sous astreinte de 10 000 euros par extrait publié ». Le tribunal fait ainsi droit à la requête déposée par l’avocat du maire de Saint-Étienne, Christophe Ingrain, qui invoque « une atteinte à la vie privée », sans aucun débat contradictoire, c’est-à-dire sans entendre les arguments du journal en ligne.
Une décision inédite
« De mémoire de journalistes et de juristes, c’est du jamais-vu. Cette censure préalable, c’est le retour d’une pratique d’Ancien Régime, que l’on croyait disparue depuis plus de cent cinquante ans », s’indigne le cofondateur et président de Mediapart, Edwy Plenel, dans une vidéo diffusée sur le site et sur YouTube. En droit de la presse, les journalistes peuvent bien sûr répondre de leur travail devant les tribunaux, par exemple pour diffamation. Mais cela se passe toujours après publication ou diffusion – c’est l’esprit de la loi de 1881 sur la liberté de la presse – et pas avant. Dans un communiqué publié lundi 21 novembre, l’Association des avocats praticiens du droit de la presse a ainsi jugé que le tribunal judiciaire de Paris « [s’engageait] dans la voie de la censure pure et simple et [perdait] la boussole ». De son côté, Reporters sans frontières estime qu’il « s’agit d’un contournement dangereux et flagrant de la loi du 29 juillet 1881 qui protège la liberté de la presse ». Une affaire qui n’est pas sans rappeler celle qui oppose le patron d’Altice Patrick Drahi au site Reflets.info, qui l’épinglait notamment sur son train de vie en s’appuyant sur des documents diffusés sur Internet. Répondant en partie aux demandes du milliardaire, conseillé lui aussi par Christophe Ingrain, le tribunal de commerce de Nanterre a exigé dans une ordonnance que le site ne publie plus d’articles le concernant, au nom de la protection du secret des affaires. Une loi qui permet elle aussi de contourner le droit de la presse, et que contestent depuis le début toutes les associations de journalistes.
Ce que peut faire “Mediapart”
Les avocats du journal vont contester la décision et utiliser tous les moyens juridiques pour l’annuler. L’un d’entre eux, Maître Tordjman, comptait ainsi demander ce 22 novembre une autorisation pour déposer, devant le juge des requêtes, un référé d’heure à heure et obtenir une audience rapide afin de « faire tomber cette ordonnance liberticide ». Des sociétés de journalistes (dont celle de Télérama) ont...
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