La critique de théâtre et metteuse en scène russe, réfugiée à Vilnius, estime que ses compatriotes artistes sont en danger.
Le 24 février, Marina Davydova, 55 ans, critique de théâtre, rédactrice en chef de la revue TEATP (« théâtre », en russe), directrice artistique du festival de théâtre moscovite Net et metteuse en scène, mettait en ligne une pétition appelant les autorités de son pays à arrêter immédiatement les hostilités sur le territoire ukrainien. Quelques jours plus tard, elle a dû s’enfuir de chez elle. Elle raconte un milieu artistique horrifié par la décision de Vladimir Poutine, mais tétanisé par la peur et l’inquiétude de l’enfermement.
Dans quelles circonstances avez-vous dû vous enfuir ?
Tout s’est passé très vite, en deux jours. Avant même que Vladimir Poutine ne promulgue, le 4 mars, une nouvelle loi faisant encourir jusqu’à quinze ans de prison à toute personne contestant l’invasion de l’Ukraine, j’ai compris que j’étais en danger. Je recevais des messages de menace, mon téléphone était sur écoute, et la lettre Z, devenue l’emblème du soutien à l’« opération militaire spéciale » lancée en Ukraine, a été peinte sur la porte de mon appartement : c’est une façon de vous désigner comme traître à la patrie, et, à partir de là, vous savez que tout peut arriver.
Je suis partie en voiture, avec des amis lituaniens. A la frontière entre la Russie et la Lettonie, j’ai subi un interrogatoire digne de l’époque stalinienne. J’ai finalement été relâchée et j’ai pu passer la frontière puis arriver à Vilnius, où je me trouve aujourd’hui. Une fois la frontière passée, je me suis rendu compte que mon domicile moscovite avait été filmé depuis le début par des caméras de surveillance : les images de ma fuite ont été largement diffusées sur Internet, comme celles d’une traître à la patrie. J’étais abasourdie d’avoir été ainsi espionnée, surveillée, alors que je ne suis même pas une militante.
Observez-vous une fuite générale des acteurs du monde culturel de votre pays ?
Beaucoup veulent partir, y compris ceux qui ne se sont pas exprimés ouvertement. Ils sont horrifiés à l’idée de rester dans un pays totalement confiné, fermé sur lui-même. Mais, dans la culture, l’hémorragie n’a pas encore eu lieu. Ce n’est pas simple de partir du jour au lendemain, de tout abandonner. La fuite concerne surtout, pour le moment, ceux qui sont en première ligne : les militants, les journalistes et les informaticiens.
Etes-vous nombreux dans les milieux artistiques à avoir pris publiquement position contre la guerre ?
Non, une grande partie du milieu culturel ne s’exprime pas ouvertement. On voit bien quels sont les risques. Lev Dodine, le grand maître du théâtre russe [directeur artistique du prestigieux Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg], a écrit une lettre ouverte suppliant Vladimir Poutine d’arrêter la guerre. Dodine a 77 ans, une stature internationale, j’espère qu’il ne sera pas persécuté. Elena Kovalskaya, administratrice du centre culturel Vsevolod-Meyerhold de Moscou, qui est d’origine ukrainienne, a démissionné de son poste. Dmitri Volkostrelov, directeur artistique du même centre, a été, lui, licencié pour avoir refusé d’enlever du site un appel antiguerre. J’espère que Kovalskaya ne sera pas inquiétée : c’est la prise de parole qui est insupportable au sommet de l’Etat russe. Elle a payé sa liberté de parole avec son poste, en quelque sorte. Les directeurs des Théâtres Maïakovski et Vakhtangov de Moscou, tous deux lituaniens, sont rentrés dans leur pays.
Quels vont être les effets de cette guerre sur la culture russe ?
Je crois que les effets vont être catastrophiques, d’abord et avant tout, pour le théâtre. Un poète, un écrivain peuvent toujours écrire, et leurs textes peuvent toujours passer à l’étranger. La musique est tellement non idéologique que j’ose espérer que les interprètes et les compositeurs pourront survivre. Mais le théâtre, qui est à la fois un art et une institution sociale, qui est l’art de l’ici et du maintenant, ne peut pas exister dans cette absence de liberté. Les grands événements au théâtre ont toujours lieu dans une pensée de l’événement qui entoure le théâtre. Ce lien au présent, à l’actualité, est essentiel pour créer une œuvre artistiquement forte, même si elle n’aborde pas directement ce contexte. Je suis terrifiée à l’idée de ce qui va se passer pour le théâtre russe, qui était en pleine effervescence depuis dix ans. Je ne vois pas comment un art digne de ce nom peut sortir d’une société qui est en train d’être isolée, comme celle de l’Iran ou même, plutôt, de la Corée du Nord.
Pensez-vous qu’il existe des risques d’autocensure ?
Oui, bien sûr. D’autant plus dans le théâtre, là encore, qui en Russie est majoritairement dépendant des subventions de l’Etat. C’est donc très facile pour les autorités de renvoyer un directeur. Quant aux troupes et théâtres indépendants apparus ces dernières années, ils ne vont pas pouvoir tenir le coup. Mais les artistes russes s’inscrivent aussi dans une longue tradition de contournement des diktats du régime…
Regrettez-vous que les artistes russes ne s’expriment pas plus, dans le contexte ?
Je pense que je n’ai aucun droit de juger ceux qui restent et se taisent. La situation est tellement dangereuse, chacun doit décider pour soi jusqu’où il peut aller. Mais je suis persuadée que, depuis dix ans, la communauté artistique a été trop passive. Peut-être que si on avait été plus solidaires, plus courageux, collectivement, on aurait pu jouer un rôle plus important. Je ne peux que regretter l’absence de cette résistance, mais je n’ai aucune leçon à donner.
L’Occident doit-il boycotter les artistes russes, selon vous ?
Je crois qu’il faut avoir une approche très différenciée. Avec les artistes qui ont soutenu publiquement l’invasion de l’Ukraine, il n’y a évidemment pas de collaboration possible. Il est d’une importance capitale de soutenir les acteurs culturels qui se sont prononcés contre la guerre et de ne pas les inclure dans le boycott. Que faire avec ceux qui ne se sont prononcés ni dans un sens ni dans l’autre ? Le boycott total de la culture russe me semble sans avenir. L’objectif, c’est quand même d’essayer de préserver cette culture dans le champ civilisationnel occidental. La culture russe est une part intégrante de la culture européenne, c’est impossible de la rejeter en bloc. D’autant plus que c’est bien à partir de la culture, au sens profond du terme, que l’on pourra ressusciter ce pays, un jour.
Que préconisez-vous ?
L’Occident pourrait construire une politique intelligente, en créant des liens à plusieurs niveaux. Je pense qu’il est vital de garder le contact avec les artistes qui vont rester en Russie. A cette fin, ceux qui sont partis, comme moi, pourraient jouer le rôle d’intermédiaires, de médiateurs : comme dans la Divine Comédie, de Dante, être des sortes de Virgile face à ce nouvel Enfer que nous vivons. Il est très important, pour moi, de rappeler que, dans cette affaire, la Russie n’a pas seulement attaqué l’Ukraine, mais qu’elle s’est aussi attaquée elle-même. Nombreux sont les Russes qui sont aussi victimes de cette situation. Ils ont été qualifiés de « cinquième colonne », c’est-à-dire d’ennemis vivant non pas à l’extérieur du pays, mais dans le pays même. Il n’est plus nécessaire de protester ouvertement dans la rue pour être étiqueté comme un ennemi, mais simplement d’avoir honte et horreur de ce que la Russie fait à l’Ukraine et de parler et d’écrire ouvertement à ce sujet.
La culture est-elle au cœur de la dérive nationaliste de Vladimir Poutine ?
Oui, je pense qu’on peut le dire ainsi, aujourd’hui. Poutine n’avait pas, au départ, le but de combattre tout ce qui est peu ou prou occidental dans l’art russe. Mais c’est désormais le cas, et il est encouragé dans ce sens par tout un entourage qui joue un grand rôle, à l’image de Vladimir Medinski, qui a été ministre de la culture jusqu’en 2020, et du cinéaste Nikita Mikhalkov.
Comment voyez-vous votre avenir ?
J’essaie de commencer une vie nouvelle, ce qui est compliqué et traumatisant...
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