Ces musiciennes ont fui la guerre avec mère et enfants, et ont trouvé refuge au Préau, dans le Calvados. Un centre dramatique où elles n’ont pas attendu un jour avant de se remettre à jouer. Elles sont ce lundi au Théâtre de l’Odéon.
Et les voici arrivés à Vire, cette petite ville du Calvados dont on n’aurait jamais soupçonné qu’elle puisse devenir l’un des points de ralliements des artistes ukrainiens qui ne se disent pas en exil, car oui, le doute ne leur est pas permis, ils reviendront au plus vite dans leur pays, et cette pensée suffit à bannir de leur vocabulaire le moindre mot qui laisserait supposer une installation au long cours. On accorde la phrase au masculin alors que les 19 Ukrainiens qui viennent de trouver refuge au Préau, un des plus petits centres dramatiques nationaux de France, dirigé par Lucie Berelowitsch, sont ultra majoritairement des femmes, dont les musiciennes et actrices des Dakh Daughters, qui redonnent vie à de très anciennes chansons du folklore ukrainien qu’elles remixent avec leurs propres textes et pléthores d’instruments à cordes et leur énergie de guerrières.
A chacune son point de départ, d’un abri dans le métro de Kyiv, d’un appartement prêté à Lviv, d’une maison dans la banlieue de Kyiv et encore d’ailleurs. A chacune sa route, par la Pologne ou la Hongrie en traversant les Carpates, et en passant par l’Allemagne. Toutes ont suivi un long chemin avec leurs enfants, parfois des bébés, parfois leur mère et belle-mère, bien que la plupart des personnes âgées aient préféré ne pas quitter leur demeure malgré les bombardements, parce qu’elles sont chez elles en Ukraine, parce qu’il est trop tard pour tout abandonner, et parfois parce qu’elles redoutent d’être un «fardeau» pour celles et ceux qui partent, comme nous l’expliquait dans son journal le metteur en scène et inventeur du Dakh théâtre – dakh signifiant toit mais aussi refuge –, Vlad Troitskyi. Comme elles, l’imposant metteur en scène a rejoint le théâtre Le Préau. Une seule du groupe est restée à Kyiv, si bien que les six Dakh Daughters ne sont plus que cinq et qu’il leur manque une musicienne aux claviers.
«Protéger l’Ukraine mais à l’extérieur»
Pour Vlad Troitskyi également, le départ n’a pas été prémédité, mais s’est imposé durant une nuit d’insomnie, où il lui est apparu que les Dakh Daughters et le Dakha Brakha seraient plus utiles en dehors des frontières ukrainiennes qu’en restant les bras croisés, dans un appartement ou un abri antimissile. Et qu’il leur fallait de toute urgence créer ce que le metteur en scène de 57 ans nomme un «front art», sorte de «front de résistance artistique» qui voyage en Europe et en Amérique pour raconter la culture ukrainienne, dans ce moment d’anéantissement et de négation de leur pays. Que leur devoir était «de continuer à protéger l’Ukraine mais à l’extérieur», insistera-t-il.
Déroutant d’être en Normandie ? Sans doute plus qu’on ne l’imagine, car ce qui reprend, avec une irréalité à rendre fou, c’est la vie telle qu’elle était presque prévue, avec des concerts, des répétitions organisées de longue date des Géants de la montagne, l’ultime pièce inachevée de Pirandello, écrite qui entre 1928 et 1936. Lucie Berelowitsch se remémore le petit mot qu’elle avait envoyé le 24 février, lors de l’invasion, à chacune des Dakh Daughters : «Je suis là pour vous. Venez si vous le souhaitez.» Elle connaissait Vlad Troitskyi, «metteur en scène et fédérateur de troupes de génie» mais plus intimement chacune des actrices-musiciennes pour avoir monté avec elles, en ukrainien et russe, Antigone d’après Sophocle et être partie en tournée ensemble pendant plusieurs années. «Non merci, c’est très gentil mais notre place n’est pas en France. Elle est ici en Ukraine, même sous les bombes», avaient-elles décliné.
Lorsqu’on arrive dans le hall carré du Préau en fin de matinée du 15 mars, seule Ruslana Khazipova, l’une des Dakh Daughters, est déjà là, malgré l’épuisement, sur le front de l’information, qui inlassablement s’adonne à rendre tangible la spécificité de cette guerre à des journalistes. Lunettes carrées, souriante, voix chaleureuse, phrasé lent et pédagogique, et, tout d’un coup, une trouée d’émotions qui la submerge quand elle nous salue, on avait conversé ensemble sur Facetime quand elle était à Lviv. Ruslana met mille soins pour raconter son voyage précisément, décrire l’élégance de gens «qui avaient mis leurs plus beaux vêtements comme pour narguer la guerre malgré leur ventre vide» qu’elle voyait marcher dans une file dense jusqu’à la frontière polonaise. Elle-même faisait du surplace au volant avec son fils de trois ans, sa mère et sa belle-mère, effectuant trois kilomètres en seize heures.
Elle relate l’appel impromptu à sa propre mère quand Vlad l’a convaincue de fonder ce «front art» : «On quitte l’Ukraine, tu as une heure pour prendre toutes tes affaires dans le plus petit sac possible et le train jusqu’à Lviv. On t’attend.» Ruslana et sa famille n’ont pas dormi une seule nuit à l’hôtel durant leur périple, car à chaque étape, des gens, qu’elle ne connaissait pas ou des amis d’amis, leur ouvraient leur chambre à coucher. Ruslana se tient très droite, en décrivant cet accueil des réfugiés inédit en France, qui permet aux Ukrainiens de monter dans le train gratuitement et de bénéficier de protections temporaires qui leur donnent l’asile pendant six mois. Non, elle n’a rien à demander au gouvernement français, car «c’est à chacun de décider comment soutenir les Ukrainiens», puis se ravise. Si elle a une requête, ce serait que tous les réfugiés – les Afghans, les Syriens – puissent être accueillis avec les mêmes droits, avec la même chaleur et empathie que les Ukrainiens.
Elle n’est pas dupe: elle sait bien que si le prix de l’essence monte, que si la guerre dure, la belle solidarité pourrait s’étioler. Aparté de Lucie Berelowitsch: le théâtre du Préau accueille également depuis août dernier un couple d’Afghans cinéastes, tous deux en grand danger de mort dans leur pays, puisque la femme venait, à l’arrivée des Talibans, de tourner un documentaire sur le droit des femmes en Afghanistan, et que lui organise un festival de cinéma sur les droits à Kaboul. Et c’est, répète Lucie Berelowitsch, la grande différence avec les Ukrainiens, qui pour leur grande majorité quittent un pays qui les rendait «très heureux».
Ne pas rompre avec leur vie d’avant
Une vingtaine de personnes à la charge d’un établissement sans moyens importants, dont 7 enfants de 1 an à 15 ans, ce n’est pas négligeable, et pourtant, pour l’instant, le petit CDN Le Préau s’organise quasiment seul. Deux familles logent chez Lucie Berelowitsch, trois autres sont hébergés dans les deux appartements destinés aux artistes en résidence, une dans un appartement mis à disposition par la ville. La semaine prochaine, la municipalité devrait mettre à disposition un deuxième appartement, et les collectivités devraient bientôt s’associer au soutien. Les Virois ne cessent d’apporter des jouets, des vêtements. Plus tard et très vite, viendra la question des titres de séjour. Les questions d’intendance sont de chaque instant, mais elles ne pèsent pas. Pour l’instant, tout ce monde vit à la fois dans l’instant présent, et en Ukraine, l’œil rivé aux nouvelles de la guerre. Impossible de se projeter. Le théâtre offre aussi sa salle de répétition et le conservatoire municipal prête ses instruments ! Car oui, à peine arrivés, les Dakh Daughters entrent en répétition. La toute première qui signe leurs retrouvailles aura d’ailleurs lieu dans un quart d’heure.
Et voici Bida, l’une des Dakh Daughters, qui franchit le seuil du hall. Traits tirés, teint blafard, on le serait à moins, et souriante, elle vient de chercher sa fille de quatre ans, déjà scolarisée à la maternelle, «il est plus facile pour un tout-petit de s’intégrer en maternelle où la pédagogie est plus ludique et gestuelle». Les enfants plus âgés ont classe par zoom, dans une Ukraine où chacun est éparpillé à mille lieues mais où le groupe classe demeure. C’est le seul moyen pour eux de ne pas rompre complètement avec leur vie d’avant, et d’avoir des nouvelles de leurs amis, de leurs profs, et surtout de garder l’espoir que tout redevienne comme avant. «C’est tellement étrange de reprendre le travail, de se retrouver comme convenu pour donner un concert à Amsterdam, avant d’être à Paris pour une grande soirée de soutien au théâtre de l’Odéon à l’Ukraine» (1) murmure l’une d’elles. Le mari de Bida, lui, est accueilli comme d’autres membres des Dakha Brakha, au Monfort théâtre, chez Laurence De Magalhaes et Stéphane Ricordel, les découvreurs historiques en France des deux émanations du Dakh théâtre.
Un chant très doux, presque murmuré
Elles descendent dans la salle de répétition, découvrent les instruments, les accordent, se mettent en arc de cercle, tandis que Vlad Troitskyi est assis au centre. Elles doivent réorganiser entièrement leur show, sans Tania aux claviers. Pas maquillées, pas coiffées, avec de gros sweats à capuche d’ado, elles ne sont pas show off pour un sou. Elles discutent en ukrainien sur le répertoire qu’elles ont reconstitué de longue date, en écumant des villages reculés de leur pays. Et tout d’un coup, un rythme anodin au départ s’amplifie, s’accroche au tempo de la parole qui devient un chant très doux, presque murmuré, puis choral et une contrebasse entre en action. Une joie tangible survient, de ce travail collectif, et du plaisir de s’accorder, avec des essais, des erreurs et des reprises, de la recherche. Vlad Troitskyi, à l’affût des nouvelles sur son portable, intervient peu, elles décident ensemble de l’ordre des chansons. Le visage de Bida, si fatigué, s’éclaire, tandis qu’elle commence à chanter, d’abord en chuchotant. Et il y a Zo, aussi, dont les traits se pacifient, qui propose un nouveau texte. Plus tard, elle nous dira qu’elle aimerait bien faire connaître le poète et romancier Vassyl Barka en Europe, résistant, dont les écrits racontent notamment l’extermination des Juifs d’Ukraine, et auteur du Prince jaune, sur la grande famine organisée par l’Etat soviétique en 1933.
Mais qu’est-ce qui nous prend ? On quitte les répétitions pour aller chez...
Lire la suite sur liberation.fr