
En apparence, l’industrie musicale du Royaume-Uni se porte bien. Mais face à la hausse des factures, au Brexit qui a compliqué les tournées sur le continent et à une taxation excessive, artistes et petites salles peinent à se maintenir à flot.
«Avant de vous rencontrer, les jeunes avec qui je travaille m’ont dit de ne pas être trop négative, de parler de nos projets, de l’avenir », nous confie Pauline Forster, 76 ans. La propriétaire de The George Tavern, dans l’est de Londres, a de quoi positiver. Son pub est une référence sur la scène musicale anglaise. Doté d’une salle de cent quatre-vingts places, il a accueilli nombre d’artistes défendus dans nos pages comme Tapir ! ou Sophie Jamieson. C’est aussi entre ses murs décrépits, dont l’histoire remonte au XVIIᵉ siècle, que The Last Dinner Party est monté sur scène pour la première fois, en novembre 2021. Aujourd’hui, ce groupe se produit sur les plus grandes scènes internationales.
Mais Pauline reconnaît qu’elle a de la chance. Elle a acheté le pub en 2002, alors que l’endroit n’intéressait plus grand monde : le quartier où il se tient, Stepney Green, est à majorité bangladaise — une population qui ne consomme guère d’alcool. La suite n’en a pas moins été rock’n’roll. Elle se bat depuis des décennies contre les promoteurs immobiliers, qui ont racheté les pubs des environs pour les transformer en appartements, et fait aujourd’hui face à une explosion des coûts. Elle payait 6 800 livres (soit 8 000 euros) d’électricité par mois en 2023, la facture a atteint presque 10 000 livres l’année dernière. Pour s’en sortir, elle loue les trois étages au-dessus du pub, restés dans leur jus : Nick Cave y a tourné un clip, les sœurs Wachowski des scènes de leur série Sense8. Être propriétaire, dans ces conditions, est un don du ciel. Même si la dame, qui ne veut pas entendre parler de retraite, veut croire que sa force de caractère l’aurait tirée de n’importe quelle situation.
Les chiffres lui donnent-ils raison ? À première vue, l’industrie musicale du Royaume-Uni se porte bien. Très bien, même. Une étude de UK Music, une organisation qui représente l’industrie musicale, évaluait son chiffre d’affaires en 2024 à 7,6 milliards de livres, un record et une hausse de 13 % en un an. Mais ces beaux résultats concernent surtout l’écoute en streaming ou les tournées d’artistes commerciaux comme Coldplay, Ed Sheeran ou Harry Styles.
Si l’on zoome, l’histoire est tout autre. Cinq ans après le Brexit, qui a pris effet le 31 janvier 2020, la machine semble grippée. Entre le départ de l’UE, le Covid, l’austérité imposée par les conservateurs pendant plus d’une décennie et les prix qui explosent, l’industrie parle même d’un perfect storm, cette combinaison de difficultés qui mène à la catastrophe. Les victimes les plus visibles en sont les grassroots venues, ces « salles populaires » qui sont souvent des pubs comme The George Tavern. 2023 fut une annus horribilis, avec la fermeture de soixante-seize lieux, auxquels il faut en ajouter soixante-douze de plus qui ont arrêté de programmer de la musique, selon le Music Venue Trust (MVT), un organisme caritatif créé pour leur venir en aide. La fin de Moles, à Bath, en décembre de cette année-là, a eu l’effet d’un électrochoc : depuis son ouverture en 1978, tout le rock anglais y avait défilé, d’Oasis à Blur en passant par les Smiths, Radiohead ou Ed Sheeran. Le dernier rapport du MVT, publié le 24 janvier, montre que l’hémorragie s’est calmée en 2024, avec la perte de « seulement » quatre-vingt-six lieux, dont l’emblématique Dogstar à Brixton. En tout, 35 % de ces salles ont disparu en vingt ans.
Au Royaume-Uni, il n’y a pas eu de bouclier énergétique, pas de « quoi qu’il en coûte ». Face à l’explosion des loyers (plus 37,5 % pour les petites salles en 2023), du prix de la bière et de l’électricité, les acteurs du secteur ont été totalement délaissés. Ce que Pauline Forster résume ainsi : « Je paye des taxes sur l’alcool, sur les billets d’entrée. Et j’ai quoi en retour ? Rien. »
"Avant le Covid, un groupe arrivait avec un ingénieur du son, quelqu’un pour s’occuper des lumières, un autre pour conduire leur van. Aujourd’hui, toutes ces tâches sont réalisées par une seule personne."
Nathan Clark, gérant du Brudenell Social Club, à Leeds
Nathan Clark, du Brudenell Social Club, à Leeds, fait le même constat. Mais lui en veut aussi aux labels et aux multinationales des concerts comme Live Nation et AEG. « Nous servons d’incubateur à toute l’industrie, nous sommes les premiers à miser sur un artiste », dit-il crânement. C’est dans ce lieu mythique en Angleterre qu’a...
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