INTERVIEW - Choisie pour présider le jury de Séries Mania, la productrice originaire de Kiev raconte son exfiltration pour venir jusqu'à Lille. Elle espère être présente au Festival de Cannes pour renouveler son message.
Il y a encore 72 heures, Julia Sinkevych était réfugiée à Lviv, près de la frontière ukraino-polonaise, après avoir fui les bombardements dans la région de Kiev. Ces jours-ci, après un périple usant et dangereux, la cofondatrice de l'Académie ukrainienne du cinéma et représentante en Ukraine des producteurs européens, foulait le tapis rouge de la douzième édition du Festival Séries Mania, qu'elle a accepté de présider. Cette participation qu'elle conçoit comme une vitrine, mondiale, pour dénoncer les exactions de Vladimir Poutine et d'appeler à l'aide pour faire cesser la guerre. But atteint : à Lille, de la bible d'Hollywood Variety au Figaro, les médias se pressent pour lui parler.
Vendredi soir à la cérémonie d'ouverture, son discours s'est terminé sur une standing ovation dans la salle du Nouveau siècle. D'Audrey Fleurot à Martine Aubry en passant par Xavier Bertrand, la chanteuse Yseult, la créatrice de Dix pour cent Fanny Herrero, la star du Bureau des légendes Jonathan Zaccaï, la directrice de l'Unesco Audrey Azoulay, le président de la SACD Pascal Rogard ou Christophe Tardieu, numéro 2 de France Télévisions, tous étaient très émus devant son courage. Elle nous reçoit samedi, en marge du premier jour de compétition, sous les dorures et les murs boisés de la Chambre de commerce derrière la Grand-Place de Lille. À sa veste verte se remarque immédiatement un ruban jaune et bleu aux couleurs de l'Ukraine. À 38 ans, cette ancienne avocate, née dans une famille d'artistes, d'architecte et de sculpteur à l'anglais impeccable, a commencé dans l'industrie musicale avant de bifurquer vers le cinéma il y a 12 ans. C'est une militante acharnée de la culture ukrainienne, longtemps «annexée» par la Russie.
LE FIGARO. - Pourquoi avoir pris le risque de venir à Lille et de peut-être ne pas pouvoir rentrer à Lviv auprès de vos proches, une fois le festival terminé samedi prochain ?
Julia SINKEVYCH. - Trop peu de grands noms de la culture ukrainienne sont en capacité de s'exprimer dans les médias. Je voulais être utile. Je n'ai pas d'entraînement militaire. Je crois au pouvoir de la culture et je demande au monde culturel de nous aider. L'Europe doit travailler avec nous pour mettre fin à cette guerre. Séries Mania est une opportunité d'attirer l'attention sur mon pays et de réagir face à cette invasion barbare.
Que faisiez-vous au moment de l'invasion ?
J'étais à Kyiv où je terminais le montage son et la colorisation du film Lucky Girl, le portrait d'une journaliste atteinte d'un cancer. Ce long-métrage a été envoyé au comité de sélection du Festival de Cannes. Pour l'instant je n'ai aucune nouvelle. Comme nous sommes en guerre, je n'ai plus aucun contrôle et la version que nous avions envoyée en urgence n'était pas terminée. Je bouclais également le préfinancement du biopic historique consacré à la plus grande poétesse de notre pays Lesya Ukrainka. L'actrice est trouvée : il s'agit de Daria Polunina qui est très jeune. J'espère qu'elle sera encore quand il sera possible de tourner. Lesya Ukrainka était une femme très moderne qui parlait neuf langues, voyageait énormément et vivait au début du XXe siècle. Dans chaque ville, une rue, une bibliothèque ou un monument portent son nom. Pour nous Ukrainiens, il est très important depuis l'indépendance en août 1991 et la guerre de Crimée de 2014 de nous réapproprier nos racines culturelles. À cause de la propagande de Moscou, beaucoup de grands noms de notre patrimoine sont définis comme russes alors qu'ils sont ukrainiens.
Nous savions depuis plusieurs semaines, et les discours de Joe Biden, que la guerre était imminente. Mon plan initial était de partir immédiatement mais quand c'est arrivé j'ai compris que je serai plus utile en restant sur place. Mes deux meilleurs amis sont des journalistes d'investigation. Pour des raisons de sécurité, je ne peux pas vous donner leurs noms. L'un d'eux m'a proposé de devenir «fixeur» pour les envoyés spéciaux du quotidien français Le Monde. Je n'avais jamais fait cela. Cela a duré une dizaine de jours. C'était passionnant. Nous étions à Kyiv. Nous sommes allés une fois à Irpin rechercher des histoires et des témoignages intéressants. À Irpin, c'était déjà dangereux, il fallait s'équiper de veste pare-balles et de casques. J'ai eu très peur.
Comment avez-vous été contactée par Laurence Herszberg, directrice générale de Séries Mania ?
Elle a été la première occidentale à me contacter. Au troisième jour de la guerre, elle m'a envoyé un texto me proposant de venir à Lille pour présider le jury de Séries Mania. Nous sommes amies depuis 2014. Les sélections de Séries Mania étaient projetées au Festival du film d'Odessa, dont je m'occupais. À la demande de Laurence, je suis venue à Paris présenter des scénarios issus de l'Europe de l'Est. Après son SMS, nous nous sommes téléphoné tous les deux jours. Je lui ai dit : «Es-tu sûre de ton choix ?Je ne peux pas te promettre de rester en vie jusque-là». Laurence a pris sa décision en connaissance de cause.
Comment s'est déroulée votre sortie d'Ukraine ?
J'avais déjà quitté Kyiv pour Lviv avec ma mère, ma tante et mon chat Wall-E (comme le film Pixar, elle rit même si ses yeux restent embués, NDLR.). À Kyiv, c'était impossible de rester à cause des raids aériens (elle nous montre sur son téléphone l'application recensant toutes les sonneries des sirènes). Il y avait des alertes pour descendre dans les abris toutes les heures. Il était interdit d'y emmener ses animaux de compagnies mais tout le monde l'a fait. Je n'ai pas dormi pendant plusieurs jours. Quand il a fallu partir pour Lille, j'ai laissé les miens à Lviv et j'ai roulé six heures durant en voiture jusqu'à Varsovie. L'Académie du cinéma polonais a été d'une grande aide. De là, j'ai pris l'avion pour Paris et je suis arrivée à Lille jeudi 17 mars. Je ferai le même périple pour revenir le week-end prochain en Ukraine.
Que comptez-vous faire là-bas à votre retour ?
Je coordonne l'aide pour les cinéastes ukrainiens. Les femmes réalisatrices et leurs enfants sont parties temporairement en Europe. Mais les hommes de moins de 60 ans n'ont pas le droit de quitter le pays. Ces réalisateurs se battent pour leur pays de différentes manières. Les uns filment les exactions de l'armée russe. Des images qui pourront servir à prouver les crimes de guerre devant un tribunal. Je leur fournis des équipements, des caméras… D'autres se sont engagés dans la défense civile, dans l'aide humanitaire, le transport de médicaments . Je multiplie aussi les conversations avec les festivals étrangers dont ceux de Cannes et de Tallinn en Estonie.
Quelles vont être les conséquences de la guerre sur la production audiovisuelle ukrainienne, cinéma et séries, qui connaissait comme celle des autres pays de l'Est un dynamisme inédit ?
En termes de contenus, il y aura beaucoup d'histoires sur le conflit à raconter. D'un point de vue ukrainien mais aussi polonais, roumain. La guerre va être un sujet central sur les écrans dans les années à venir. Reste à savoir...
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