L’extrême droite française se prétend victime d’une menace existentielle, qui l’obligerait à contre-attaquer. La culture s'avère un champ de bataille crucial. En cas de victoire électorale de Marine Le Pen, le scénario catastrophe semble déjà tout écrit.
Mettre la pédale douce sur la culture aura été l’une des stratégies de la prétendue « dédiabolisation » de l’extrême droite menée par Marine Le Pen. Trop de scandales avaient eu lieu, il ne fallait plus de vagues. Les retombées symboliques de la protestation publique l’emportaient sur l’investissement dans la provocation politique. Silence tactique et sagesse apparente dans les rangs…
Dès les municipales du printemps 2014, Mediapart analysait cette stratégie de l’eau qui dort : « Crédibiliser le parti en se présentant en bons gestionnaires, désarmer les détracteurs en jouant l’apaisement. » Concernant la culture, Steeve Briois, nouvel édile à Hénin-Beaumont, rassurait qui voulait l’entendre : « Pas question d’avoir des positions dogmatiques ou idéologiques. » Ou encore : « Il n’y aura aucune stigmatisation, aucune chasse aux sorcières ! »
Mais comme le notait Marine Turchi : « L’une des premières annonces du maire fut pourtant de mettre fin à la subvention et à l’usage gratuit d’un local municipal pour la Ligue des droits de l’homme (LDH), à qui il réclame désormais 36 000 euros de loyers rétroactifs. Le motif ? “La Ligue des droits de l’homme est une association politisée. Elle n’a eu de cesse pendant la campagne électorale de dire tout le mal qu’elle pensait de nous.” »
Si jamais l’extrême droite française se retrouvait au pouvoir, à nouveau – cela n’est pas arrivé depuis l’été 1940 –, le naturel reviendrait sans doute au galop. En particulier dans le champ culturel. L’idéologie s’y déploie aisément. Tout y est vite visible, permettant de jeter de la poudre aux yeux à bon compte : la culture, c’est ce qu’il reste quand on a perdu tous les autres leviers – économiques ou diplomatiques en particulier...
Pour avoir idée de ce qui pourrait (re)surgir, il suffit de soulever le tapis sous lequel la poussière fascisante fut cachée à la hâte par les stratèges du FN puis du RN. Une rhétorique aussi haineuse qu’obscurantiste attend son heure. Elle est dans moult têtes et sur le bout de bien des langues.
Un exemple parmi des centaines ? Ces lignes symptomatiques de Pierre Vial, alors vice-président de la commission culture du conseil régional Rhône-Alpes, dans National-Hebdo (27 février 1997) : « Toujours friands de publicité, toujours prêts à se mettre une plume dans le derrière pourvu que l’on parle d’eux, “artistes”, et “intellectuels” de tous poils et de toutes origines, drogué(e)s, pédés et gouines en tête, viennent expliquer au populo, aux franchouillards, ce qui est moral et ce qui ne l’est pas... »
« Crime contre la nation et le peuple français »
Cofondateur du Grece et de Terre et peuple – il devait en 2006 participer à la conférence internationale de Moscou sur « l’avenir du peuple blanc » –, Pierre Vial ajoutait, voilà 25 ans : « Pour ne plus aller voir les films ou les pièces de théâtre dans lesquels ils jouent ou qu’ils réalisent, pour ne plus acheter les livres qu’ils écrivent, les bandes dessinées, journaux et revues qu’ils publient, la guerre culturelle commence par le boycott systématique de tout ce qui leur permet de faire de l’argent, beaucoup d’argent. Soyons des millions – les millions d’électeurs du Front national – à faire cela. Et les autres commenceront à comprendre qu’à jouer avec le feu, on risque de se brûler. C’est un début. En attendant mieux. Car un jour apparaîtra dans le droit français un chef d’accusation, le plus grave de tous : crime contre la nation et le peuple français. Ce jour-là, on fera les comptes. »
Tout y est : vulgarité, démagogie, paranoïa, violence. L’extrême droite française se prétend victime d’une menace existentielle, qui l’oblige à passer à l’attaque. L’essentiel est consigné dans le programme de gouvernement de Jean-Marie Le Pen publié en 1993 – c’est la réactualisation d’un texte de 1985, qui allait être recyclé en 2002 pour la présidentielle : « 300 mesures pour la renaissance de la France » : « Dans le carré diabolique de la destruction de la France menée par des politiciens de l’Établissement, après l’extinction biologique (la dénatalité française), la submersion migratoire (l’immigration de peuplement), la disparition de la Nation (l’euromondialisme), le quatrième côté est celui du génocide culturel. »
« Le beau, le vrai, le bien »
En matière de culture, l’extrême droite française s’avère rétrograde – folklore à tous les étages et si possible retour à l’opérette ! Le patrimoine, glorifié à tout bout de champ, apparaît comme le stade suprême du lepénisme. Exhortation de l’identité régionale (provençale en particulier : coucou Maurras !). Le bon sens populaire doit être défendu face aux agressions et aux impostures « élitaires, absconses et abstraites ». Tels l’art moderne et ses marchands – forcément cosmopolites, suivez le regard –, qui déroutent et humilient le peuple français. Il ne faut plus avoir honte de n’y comprendre rien : il faut ne plus se retrouver dans la situation d’avoir à éprouver une telle inintelligence.
L’extrême droite est par ailleurs moralisatrice, courant après ce pont-aux-ânes de la philosophie antique : « Le beau, le vrai, le bien » (en témoigne le programme de Jean-Marie Le Pen pour la présidentielle du printemps 2007). Le « laxisme des mœurs » est dénoncé sans relâche, notamment ce qui a trait à l’homosexualité voire au sida, le tout s’incorporant dans une lutte contre la « pornographie » – dont la définition paraît très large.
L’extrême droite est surtout ethniciste, obsédée par la pureté, perdue mais à retrouver, d’une communauté imaginaire, toujours sous les coups de boutoir de corps étrangers qui la sapent et la souillent. D’où « une création enracinée dans notre identité et nos valeurs » qui s’opposerait à « la culture mondialiste de masse ». Conséquences : un rejet maladif de la diversité culturelle, associée au péril multiculturaliste, et un attachement fétichiste à la langue française, considérée selon une optique ridiculement fixiste, périmée, fossilisée.
Le tout s’affiche au nom de la sauvegarde du peuple supplicié par les élites. La « vision » culturelle de l’extrême droite semble devoir consolider l’élaboration d’une figure de la victimisation embarquant le plus grand nombre : les petits seraient les têtes de Turc des gros ; le bas serait le souffre-douleur du haut. Alors la candidate du Rassemblement national paraît, chargée de la vengeance de l’électorat…
En 2022, à part une allusion à la préservation et à la valorisation du patrimoine, la culture, dans le programme électoral de Marine Le Pen, est aux oubliettes. Pas besoin cependant d’un grand effort d’imagination. Dans la pratique, au regard de ce qui est advenu dans le passé – en particulier à Vitrolles, Orange, Toulon et Marignane, villes conquises par le FN en 1995 –, il est loisible de se représenter les faits et gestes culturels d’un pouvoir lepéniste.
En cas de malheur électoral le 24 avril, nous aurons droit à un mélange de néofascisme, de conservatisme contre-révolutionnaire, de national-populisme et de souverainisme prétendument protecteur.
Ce qui s’imposera
Pulluleront de nouvelles appellations des voies et des espaces publics, débaptisés puis rebaptisés au nom des valeurs désormais en vogue (Vitrolles était ainsi devenue Vitrolles-en-Provence).
Des subventions seront retirées aux associations ennemies tout en ruisselant vers les clans complices. Fermeront des structures dans le collimateur : à Toulon, le Centre national de création et de diffusion culturelles de Châteauvallon souffrit jadis le martyre. Ouvriront au contraire des locaux bien dans la ligne, avec cycles de conférences idoines.
Passeront à la trappe les manifestations culturelles jugées indignes, dégénérées, ou subversives – à Toulon, la Fête du livre devint, en un tour de main, la Fête de la liberté du livre. À rebours, un appui empressé se manifestera envers les initiatives ayant senti et appliqué le sens du vent : à Orange, ce furent « Les Troubadours des princes », fêtes médiévales marquées par un défilé de « croisés allant bouter les Sarrasins hors de France », le tout accompagné d’un repas gratuit à base de porc.
Mais ce ne serait pas tout. Épuration des bibliothèques avec intervention dans le choix des titres retirés comme des ouvrages mis en valeur – à Orange, les Que sais-je ? traitant de l’homosexualité ou des drogues avaient été bannis, tandis que toute la collection des Prince Éric avait eu droit de cité dans les rayonnages. À Marignane, les abonnements à Libération, L’Événement du jeudi et La Marseillaise avaient cédé la place à Présent, Rivarol et National-Hebdo.
Philippe Pétain, on y revient.
Démantèlement des Frac (fonds régionaux d’art contemporain), au nom d’une lutte légitime contre « les pseudo-œuvres qui pourraient parfois être réalisées par un enfant de 5 ans voire par un animal auquel on aurait mis de la peinture sur les pattes et la queue et devant lesquelles les bobos de la gauche caviar ou plus simplement les snobs s’extasient pour faire “moderne” et se distinguer de ce peuple qu’ils méprisent et qui trouve affreux ces “machins” ». (Texte de Claude Philipot mis en ligne en novembre 2013 sur le site du Front national sous le titre « Frac : un écrin pour de la merde ».)
Contrôle et censure de la création : à l’été 2014, le maire de Hayange (Moselle), faisait repeindre en bleu une partie de la sculpture jugée « sinistre » de l’artiste Alain Mila, avant de la déclasser pour la remiser dans des ateliers municipaux.
Assujettissement des intermittents du spectacle : le programme de Marine Le Pen, en 2017, annonçait une remise en ordre passant « par la création d’une carte professionnelle afin de préserver ce régime tout en opérant un meilleur contrôle des structures qui en abusent ».
À l’époque, Marc Schwartz, futur directeur du cabinet de Françoise Nyssen, la première ministre de la culture du président Macron, notait : « Une carte professionnelle pour les artistes ? Cela ne vous rappelle rien ? C’est le régime de Vichy qui créa, par la loi du 2 octobre 1940 sur l’industrie cinématographique, une “carte d’identité professionnelle”, délivrée par le comité d’organisation de l’industrie cinématographique et renouvelée tous les trimestres. »
Philippe Pétain, on y revient. Le gaullisme, voilà l’ennemi – quels que soient les accommodements bricolés depuis quelques années au nom de la « dédiabolisation ». La haine envers André Malraux se révèle patente : il est accusé de tous les maux « marxistes » par une ribambelle de textes plus fascisants les uns que les autres, depuis la création du Front national en 1972.
Comme antidote à la catastrophe lepéniste annoncée dans la sphère culturelle, terminons justement avec le legs malrucien. Il s’agit d’une note de...
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