L’effort de guerre est embrassé par toute la population ukrainienne et notamment les artistes, comme dans un théâtre du sud du pays, où tout le personnel se mobilise pour fabriquer des fournitures pour le front, tout en essayant de distraire les enfants traumatisés par le conflit.
L’entrée principale du théâtre académique et musical de Zaporijia est fermée depuis six semaines. Sous les imposantes colonnades néoclassiques, tous les rideaux sont tirés. A l’affiche, rien. De l’extérieur, aucun signe de vie. Mais derrière les lourdes portes en bois, les sous-sols et les sous-pentes de ce haut lieu de la vie culturelle locale abritent une véritable ruche. Les 200 employés – comédiens, équipes artistiques, techniciens, ouvreuses – au chômage technique depuis le début de la guerre le 24 février sont mobilisés pour une grosse production d’un genre particulier. Du matin jusqu’à la tombée du jour, ils fabriquent du matériel pour le front.
Svetlana Bondarenko, la cheffe de la production artistique, une dame replète à la voix rauque, en plus de coordonner toutes les activités de cette manufacture improvisée, confectionne des cagoules, dans le petit atelier des costumières. La machine à coudre de la couturière Marina Bilyk pique inlassablement des bandes de tissu blanc : jusqu’à mille garrots par jour, qu’une régisseuse empaquette soigneusement, avec des gestes automatiques et précis, dans du film plastique, en ajoutant un petit bâton pour faire tourniquet. «Notre travail est indispensable, nos garçons sur le front en ont besoin, les médecins manquent toujours de garrots. L’idée de partir ne m’a jamais traversé l’esprit, tant que je peux être utile ici», explique Marina. Sa fille vit en Pologne depuis huit ans et l’a suppliée de quitter le pays attaqué par l’armée russe.
La salle de 750 places aux fauteuils en velours fané est plongée dans l’obscurité, le grand lustre a été descendu par mesure de sécurité. Sur la scène, faiblement éclairée, un grand escalier en carton-pâte enroulé de lierre prend la poussière. Les porteuses sont devenues des cordes à linge pour faire sécher des lambeaux et des chiffons qui vont servir à la fabrication des filets de camouflage, tissés à la main. Là-haut, sous les combles du théâtre, dans l’atelier de construction des décors, ils ont été teints par la directrice artistique, Vitalya Bilyk. Le 28 février, de but en blanc, elle avait mis en place une véritable petite chaîne de production de ponchos militaires. Les premiers jours, ils en ont fabriqué 30, puis jusqu’à 200 quotidiennement. Ensuite sont venus les caleçons, les étuis pour les armes, les cagoules… Et les filets.
Le chef d’orchestre, l’artiste maquilleuse et ses deux enfants, deux jeunes comédiennes, un artiste émérite, tous, à la même enseigne, passent des heures à attacher les lambeaux verts, marrons, ocre, sur d’immenses filets, qui serviront à camoufler les véhicules militaires et les abris des soldats. «Notre théâtre, c’est comme toute l’Ukraine en miniature. Chacun cherche à se rendre utile et ne compte pas ses heures pour participer à l’effort collectif», se réjouit Vitalya. Elle n’attend qu’une chose : que le théâtre reprenne sa vie normale. Alors, elle se débarrassera des taches de teinture incrustées sur la peau des mains, se fera une manucure, enfilera une robe décolletée et ira à l’avant-première du spectacle dont la production a été interrompue par les bombes.
Comme un seul homme
Depuis 2014, et le début de cette guerre longue de huit ans avec la Russie, les Ukrainiens ont pris l’habitude de soutenir leur armée, surtout matériellement. Les réseaux de bénévoles sont en contact avec des bataillons qui leur passent directement des commandes précises. En cette fin d’hiver, les soldats et les groupes de défense territoriale manquaient entre autres de sacs de couchage.
Jenia Selisheva, la costumière du Théâtre académique de la jeunesse, s’y est mise, aidée par le metteur en scène et comédien Oleksandr Fortus, qui déplace des montagnes pour trouver les tissus. Ce n’est ni l’argent ni les mains qui manquent, mais les matériaux, les stocks en Ukraine s’épuisent, l’import est désorganisé. «Les sacs de couchage doivent être chauds, en tissu de bonne qualité, imperméables», explique la jeune femme, dans son petit atelier inondé de lumière. Derrière elle, une pile de couvertures rayées, prêtes à être livrées. Sur un mannequin, un gilet tactique qu’elle a copié sur un modèle emprunté à un copain soldat. «Je ne m’y connais pas en terminologie militaire, moi, je conçois des costumes», s’excuse Jenia, en ouvrant et refermant les scratchs, passant ses doigts fins aux ongles fatigués sur les coutures solides du gilet. Avec trois comédiennes reconverties en couturières, elles parviennent à en fabriquer trois à cinq par jour, et dix sacs de couchage, «pour nos gars».
Une fois passée la stupeur et la panique des premières heures de la guerre, toute la troupe, comme un seul homme, s’est mobilisée. «Le premier jour, dans notre groupe Viber, quelqu’un demande : ‘’où est ce qu’on peut prendre du sable ?’’ se souvient la comédienne Olessia Plokhotkina, qui habite dans un quartier érigé sur une carrière de sable. Au début, nous étions un petit groupe à creuser et remplir les sacs, les voisins regardaient par les fenêtres. Le lendemain, quand nous sommes arrivés, une vingtaine de personnes nous attendaient pour nous aider, le jour suivant, ils étaient 100…» Oleksandr Fortus organise ensuite le transport de ces sacs de sable qui servent à fortifier les barricades et protéger les monuments.
Le coffre de sa voiture est toujours plein d’objets qu’il «n’aurait jamais cru, il y a quelques mois, tenir entre les mains» : des lunettes tactiques, des sacs à dos, des rangers. Il dépense environ 500 khrivnias (15 euros) par jour de sa poche pour acheter des cigarettes, des mouchoirs, des gobelets, des biscuits, qu’il distribue aux check-points. Sinon, l’argent vient de collectes, de ses amis, de donations d’entreprises. Tout, des levées de fonds à la livraison dans les tranchées, se fait grâce au bouche-à-oreille et aux relations horizontales.
Indicible
Dès le début de la guerre, Oleksandr, 34 ans, a contacté le bureau de recrutement militaire pour signaler qu’il était disponible. «Je n’ai jamais fait mon service militaire, il me faudrait au moins un mois de préparation avant d’être apte à quoi que ce soit. Mais en un mois, je peux faire tellement de choses ici, à l’arrière.» En 2014 et 2015, il s’était rendu dans les points chauds du front d’alors, dans l’Est ukrainien, à Kramatorsk, Marioupol, Stanitsa Loughanska, avec des spectacles pour enfants. «Nous avons découvert le front, la guerre, les tranchées, la destruction, les chars, les enfants qui ont des réactions un peu différentes que celles auxquelles nous sommes habitués… Mais ce que le pays et ses enfants vivent aujourd’hui est indicible…» Les mots restent coincés dans la gorge de ce père d’une petite fille de 3 ans.
Le théâtre collecte aussi des produits de première nécessité pour les hubs où arrivent les réfugiés parvenus à quitter les zones occupées du sud, de Melitopol, Marioupol, Berdiansk… L’un de ces centres, installé dans le hall d’expositions Kozak-Palace, est géré par le département de la Culture de la région et son énergique directeur, Vladislav Moroko. «Toute la culture fait la guerre aux côtés de l’armée et du peuple : les théâtres sont devenus des ateliers de confection d’équipement militaire, les bibliothèques servent d’abris, les artistes organisent des concerts pour les soldats et les réfugiés», explique le colosse de 49 ans, tout de jean vêtu. Depuis quinze jours, il n’a plus de nouvelles de son fils, qui combat quelque part dans le Sud-Est. «Je pense que je ne le reverrai jamais. Mais mon cadet, qui a 15 ans, vient m’aider ici tous les jours.» Sa belle-fille, sur le point d’accoucher, est partie se réfugier en Italie et un de ses cousins, officier dans l’armée, a été blessé à la tête. Après avoir vérifié que tout était en ordre dans le centre d’accueil, il ira lui rendre visite à l’hôpital. «Nous sommes tous à la guerre. Les uns au front, les autres ici.» Il donne aussi les dernières indications pour...
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