Spécialiste du cinéma russe, Joël Chapron s’inquiète, dans une tribune au « Monde », du renforcement de la censure exercée par le régime de Vladimir Poutine. De nombreuses œuvres risquent de rester invisibles pendant des années.
Alors que le cinéma restait il y a encore peu de temps, avec Internet, le seul vecteur visuel d’une culture « alternative », la mainmise de l’Etat russe à tous les niveaux, du financement à la sortie des films, étouffe de plus en plus ce dernier espace de création. Si la production reste quantitativement importante, il n’est plus question de voir arriver sur les écrans des œuvres qui, selon le pouvoir, risqueraient de venir contredire la propagande qu’assènent sans relâche les chaînes de télévision.
Bien que la censure ait officiellement été abolie en 1993, quelques films ont, par le passé, été interdits : des œuvres russes, comme Russie 88 de Pavel Bardine (2009), faux documentaire sur les skinheads, ou La Fête d’Alexeï Krassovski (2019), sur un réveillon du Jour de l’an pendant le blocus de Leningrad ; ou étrangères, comme le film serbe Clip de Maja Milos (2012) et le français Benedetta de Paul Verhoeven (2021), pour des raisons de moralité, le britannique La Mort de Staline d’Armando Iannucci (2017), les américains Etat de guerre de Renny Harlin (2011) et Enfant 44 (2015) de Daniel Espinosa, en raison de relecture historique non conforme à l’idéologie dominante… pour n’en citer que quelques-uns.
Depuis le 24 février, le nombre de films qui n’accèdent plus aux écrans croît de manière exponentielle. Il semblerait qu’une cinquantaine de films tournés avant l’invasion et dont certains acteurs ont pris fait et cause contre la guerre aient rejoint une « liste noire » de films qui ne sortiront pas. C’est le cas du film de vampires de Viktor Guinzbourg Empire V, d’après le livre éponyme de Viktor Pelevine (non traduit en français), financé sur fonds privés, dont plusieurs centaines de copies devaient sortir le 31 mars, mais qui n’a toujours pas vu le jour ; la présence au générique du rappeur Oxxxymiron, qui interprète le rôle d’Anton Rubinstein dans La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov et s’est élevé contre la guerre, n’est pas étrangère à la situation.
« Disparition » de films déjà tournés
Il en va de même pour les films dans lesquels a tourné l’immense actrice Tchoulpan Khamatova avant de quitter le pays et qui ont rejoint la liste, laquelle contient également toutes les œuvres dont la thématique n’est plus dans l’air du temps : Le Juif de Dmitri Fiks (un Russe ayant collaboré avec les nazis se fait passer pour juif à la Libération), Eux d’Elena Khazanova (sur le harcèlement moral au sein de la famille)… Si les interdictions officielles sont encore très rares (le visa d’exploitation du documentaire La Famine d’Alexandre Arkhanguelski et Maxime Kournikov sur la famine organisée par Staline en 1932-1933 a été retiré la semaine dernière, car le film « diffuse des informations dont la propagation est interdite dans la Fédération de Russie »), la « disparition » de films déjà tournés et le report sine die de sorties sont aujourd’hui monnaie courante, tant au niveau officiel que chez les producteurs et distributeurs qui, craignant l’engrenage administratif et ses conséquences, avancent parfois des raisons techniques.
Tandis que les œuvres du grand écrivain russe puis soviétique Evgueni Zamiatine (mort à Paris en 1937) avaient connu un réel engouement à la perestroïka après avoir été souvent censurées, l’adaptation que vient de tirer Hamlet Doulyan de son magistral roman dystopique sur le totalitarisme Nous autres (Gallimard, 1979) n’est pas près de voir le jour : planifiée pour septembre 2022, puis décembre, la date de sortie a disparu du calendrier. Il en va de même pour le film iakoute Nououtchtcha de Vladimir Mounkouiev, récipiendaire de très nombreux prix, contant l’histoire d’une famille sibérienne qui, à la fin du XIXe siècle, doit accueillir chez elle un bagnard russe (pas question de souligner la disparité entre les peuples vivant sur le territoire russe). La Fuite du capitaine Volkonogov, coproduction russo-française, de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, financé en partie par le ministère russe de la culture et présent en compétition à Venise en 2021, ne sortira sans doute jamais, le thème des répressions staliniennes n’étant plus du tout d’actualité… et ses réalisateurs ayant quitté le pays.
Rejoindre directement les étagères des archives
Bien que l’interdiction de visa d’exploitation vise a priori les films faisant l’apologie du terrorisme, donnant des renseignements sur la fabrication des drogues, étant ouvertement pornographiques, etc., on voit bien que cette liste des interdictions s’allonge sans base juridique précise, à l’exception des films « faisant la propagande des mœurs LGBT +, de la pédophilie et de l’incitation à changer de sexe ». Une loi, adoptée cette semaine, interdit sur ce motif ces films sans que personne encore ne sache ce que recouvre le mot « propagande » (deux hommes qui s’embrassent à l’écran font-ils de la propagande ?), ni ce que sous-entend exactement la formulation « relations sexuelles non traditionnelles » à laquelle recourent de nombreux textes. Celles-ci, au dire des auteurs de la proposition de loi, « menacent la croissance démographique et économique du pays »…
Alors même que leur production n’est pas encore terminée, ...
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