Flyers, chants, costumes, parades… Fidèles au folklore avignonnais, 1570 compagnies ont rivalisé dans les ruelles pour attirer les festivaliers en salle. Dégât collatéral de la surproduction de pièces, les stratégies de distinction s’uniformisent.
«Une version aquatique et post-MeToo d’Andromaque !» A la terrasse d’un café avignonnais, alors que le soleil vire au rouge sang sous l’effet des incendies avoisinants, une programmatrice de théâtre s’enflamme. Elle a chaud, elle trépigne. C’est la huitième fois en une demi-heure qu’un comédien du festival off costumé en stalagmite ou en déesse antique interrompt son «rendez-vous pro» pour tenter de lui vendre un spectacle alors que son carnet de bal craque ses coutures. «Encore, quand les compagnies faisaient des parades ou du tractage original, je ne dis pas, mais là, c’est du matraquage publicitaire !» Pourtant, le «tracteur» avait pitché la pièce au plus court, efficace, cinglant, une minute trente chrono à peine. Mais comment lutter contre le niveau de sursollicitation des festivaliers, derrière le cou desquels surgissent chaque seconde des dizaines de fenêtres pop-up vivantes, jouant leur survie économique pour les prochaines saisons ?
Ici, dans la forteresse du théâtre international, capitale des reprises d’Amélie Poulain joués à la viole de gambe, la demande est énorme : 688 000 touristes estimés en 2019 à Avignon sur la durée du festival off – foire internationale alternative au in. Mais l’offre, elle, est inflationniste. 1 570 compagnies présentes cette année qui se plient au folklore indissociable de l’ADN du off pour appâter le chaland dans les salles : costumes, pitchs, flyers, saynètes, chansons… Mieux vaut donc peaufiner sa stratégie d’approche.
Gaspard, qui travaille sur une pièce classique remixée façon émission de radio, énonce la sienne sans tortiller : déterminer son terrain de chasse, flairer les bonnes cibles, ajuster son tir avec rondeur et élégance. Il se poste en embuscade à la sortie de l’université ou près des files d’attente des théâtres les plus «in» du «off» (le Train Bleu, la Manufacture, le 11 Gilgamesh), puis «tu cherches l’étudiant en école d’art, bien sûr ou, plus facile, tu cibles le pantalon en lin blanc et sacoche en cuir (pour les hommes) et la jupe longue et collier un peu ethnique (pour les femmes), là tu es sûr de tomber sur du quinqua fan de théâtre contemporain un peu exigeant».
Véritable cour des miracles
Pour ferrer le poisson, Gaspard opte toujours pour l’exposé pédagogique et entraînant. Mais les méthodes de distinction, dans la ville, couvrent un spectre large : du logo sonore type Haribo (slogans martelés sur toutes les places) à la publicité disruptive tendance minimalisme choc ( «Bonjour, j’ai mis une jupe» – c’était le titre d’un spectacle), du haïku autoréflexif ( «A ne pas rater» – toujours un titre) aux déambulations costumées qu’on suppose harassantes à l’heure où le thermomètre frise les 42 degrés à l’ombre. Et c’est alors comme si Avignon, en juillet, poussait à une intensité paroxystique ces jeux du cirque observés à plus grande échelle entre les différents «contenus culturels» concourant dans une «économie de l’attention» (1) toujours plus éclatée et tendue.
Dans la plus grande foire internationale de spectacle vivant, le nombre extravagant d’artistes a renforcé d’année en année l’impression d’évoluer en pleine cour des miracles. Pour Delphine et sa mère, toutes deux Avignonnaises, le tableau de la situation le plus juste et le plus cruel figurait de façon métaphorique dans One Song, performance de la Flamande Miet Warlop où des musiciens sont enjoints par des supporters à jouer leur partition toujours plus vite tout en accomplissant des exploits sportifs jusqu’à épuisement : un contrebassiste qui ne peut jouer qu’en alignant les abdos, une violoniste enchaînant les figures sur une poutre… «Vraiment, c’était frappant, en sortant de la pièce, on a pensé à tous ces artistes du off qui jouent leur vie en salle, puis dans les rues, en crevant de chaud pendant les trois semaines du festival.»
Julien Fournet, lui aussi, parle du grand jeu promotionnel avignonnais comme la marque de la «violence systémique de l’économie du spectacle» depuis que les problématiques de surproduction sont sur toutes les lèvres. Il y a des années, avec les membres de la coopérative franco-belge l’Amicale de production, il présentait dans le festival «in» le génial Jeu de l’oie du spectacle vivant, tableau parodique de la production contemporaine qui aurait «complètement pu», admet-il aujourd’hui, comporter une sorte de case maudite «tracter au festival d’Avignon».
Avant de présenter cette année dans le off son petit bijou de conférence philosophico-loufoque Ami·e·s, il faut faire une pause, les membres de son équipe l’ont dissuadé de se plier aux lois du folklore, «une honte pour eux». Par «esprit de contradiction peut-être, j’ai tenu à jouer le jeu même si ça me faisait assez peur. Et ça me plaît bien, en fait, la rencontre immédiate avec les gens, de sociologie assez différentes, qui ne sont pas agressifs parce qu’ils viennent à Avignon pour voir des pièces». Sans doute sont-ils aussi facilement charmés par cet artiste installé avec enthousiasme dans son petit canoë gonflable au milieu des rues. «La pièce est une excursion philosophique qui joue sur les métaphores sportives : on invente “la pensée kayak”, la “pensée accrobranche”, etc. Alors ça m’amuse qu’on me prenne pour le type qui vend des sorties canoë sur le Rhône.» Il était aussi porté par un idéal : le souvenir d’avoir vu, comme nous, le...
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