Malgré la mobilisation de la communauté artistique et les possibilités de départ, la plupart des acteurs du monde des arts plastiques ont décidé de rester en Ukraine, où ils participent à l’aide humanitaire et contribuent à l’écriture de l’histoire en marche.
Derrière lui, des dessins en noir et blanc font bégayer l’équation du moment. «Cheap Gas, Cheap Blood» est-il écrit noir sur blanc en grasses lettres surimprimées les unes sur les autres. Depuis trois semaines, l’artiste ukrainien Nikita Kadan, représenté en France par la galerie Jérôme Poggi, interpelle la communauté artistique internationale depuis Kyiv et la galerie d’art contemporain Voloshyn où il vit et travaille désormais presque 24 heures sur 24. Dans quelques jours, il quittera cet ancien abri anti-bombe dans le centre de Kyiv pour une résidence dans les montagnes Carpates. «Par la route, cela devrait être possible» estime-t-il.
Comme lui, une grande majorité d’artistes ont fait le choix de rester en Ukraine, et ce malgré les nombreuses invitations de la part d’institutions culturelles prêtes à les accueillir dans toute l’Europe. Sur le front de la guerre, mais sans forcément prendre les armes, comme c’est le cas de la jeune artiste Katya Libkind, qui donne un coup de main dans un hôpital psychiatrique de la capitale. Sur son compte Instagram, elle postait le 15 mars un message sans appel : «Hello again world […] ici en Ukraine nous apprenons chaque jour à mourir et tuer à votre place.»
Se reconvertir dans l’aide humanitaire
«Certains ont pris les armes, d’autres fabriquent des filets de camouflage ou des cocktails Molotov, d’autres encore sont à la logistique ou auprès des blessés…», écrit le plasticien français Emeric Lhuisset, qui est revenu en Ukraine huit ans après le projet photographique Maydan qu’il avait réalisé lors de la révolution de 2014.
Jeune curatrice de la fondation Pinchuk, la principale fondation d’art contemporain en Ukraine, Oleksandra Pogrebnyak raconte : «Le 24 février, nous nous sommes réveillés à 5h30 du matin au son des bombardements et nous avons passé toute la journée à Kyiv à envisager les plans possibles. Tard dans la soirée, avec Daria Shevtsova [elle aussi curatrice junior à la fondation, ndlr] et nos amis proches, nous avons quitté la ville pour la banlieue où vit ma famille. Nous y sommes encore, pour l’instant c’est assez sûr, même si chaque jour nous entendons les explosions et ne savons pas à quoi nous attendre. Les premières semaines, nous avons surtout écrit des lettres à des institutions partenaires et à des professionnels de l’art du monde entier. Nous avons reçu beaucoup de réponses et diverses invitations. Comme nous avons décidé de rester à Kyiv, nous transmettons ces propositions à d’autres professionnels et artistes de villes où des actions militaires sont menées. Nous gardons constamment à l’esprit la possibilité de partir immédiatement.»
Mykhailo Glubokyi, le directeur du développement de la Fondation Izolyatsia dont le siège établi dans le Donbass avait été réquisitionné de force par un groupe paramilitaire russe en 2014 pour le transformer en prison illégale, a fait lui aussi le choix de rester. «Nous avons déjà fait l’expérience de perdre notre maison, je ne veux pas quitter le pays pour la perdre une deuxième fois», commente celui qui a toutefois quitté Kyiv pour protéger son petit garçon de 5 ans. Il est désormais installé dans un hôtel d’Oujhorod, où il accueille régulièrement sur un canapé d’autres réfugiés dans cette ville qui est une véritable «plaque tournante pour se rendre en Slovaquie et en Hongrie».
Comme tous les responsables des organisations culturelles, sa vie a radicalement changé, il achète désormais des machines à laver, de la nourriture, des médicaments, des matelas, du carburant, «tout ce qui est nécessaire». Avec le soutien des donateurs de la fondation qui ont accepté de réaffecter de l’argent des projets pour organiser l’aide humanitaire sur le terrain, ils viennent en aide aux communautés de l’est de l’Ukraine.
«Notre espace à Kyiv sert de quartier général à certains mouvements activistes, et certains artistes prennent une part active à la protection de la ville en participant aux forces armées, aux forces de défense territoriale et en construisant simplement des barricades antichars avec de belles décorations, poursuit Glubokyi, tout le monde est très occupé, car nous savons que c’est le seul moyen d’avoir la tête froide et de ne pas commencer à paniquer dans des moments comme celui-ci.»
Faire passer le message à l’international
Dans le même temps, il poursuit son action en matière de diplomatie culturelle en organisant des discussions en ligne, en s’adressant à la communauté internationale et en aidant des artistes ukrainiens à trouver des résidences ou d’autres moyens de rester en lieu sûr pendant la guerre.
Faire passer le message, c’est aussi ce que souhaite faire Vasyl Cherepanyn, directeur du Visual Culture Research Center de Kyiv et de la Biennale d’art contemporain de Kyiv, dont la prochaine édition était programmée en 2023 et qui sur son site a lancé une initiative de soutien d’urgence. «A l’Ouest, les dirigeants actuellement au pouvoir ne peuvent pas imaginer ce que la guerre veut vraiment dire. Cette guerre qui rentre dans votre chambre à coucher», assure le directeur qui, lui aussi père d’un jeune enfant, a quitté Kyiv pour l’ouest du pays. «Cette guerre est une guerre type «Alep». Les Russes utilisent les mêmes techniques que les nazis : bloquer les villes, bombarder les civils.» «Quelle est la vraie ligne rouge ?» interpelle ce curateur reconnu internationalement, qui estime qu’il ne s’agit que d’une question de temps et qu’il est bien naïf de penser que l’Ukraine servira de zone tampon. Et de se souvenir d’une blague qui courait au début de la guerre en 2014 : «Pendant que l’Union européenne prenait des décisions, la Russie prenait la Crimée.» Avant de rappeler, plus grave, «il ne faut pas être sans cesse dans la réaction, sinon on arrivera toujours trop tard».
Participer à la protection du patrimoine culturel
Ces dernières semaines, le Conseil international des musées a invité les musées à afficher en façade le bouclier bleu signalant qu’ils sont sous protection de la Convention de la Haye de 1954 et de son protocole pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, ratifié par la Russie elle-même. L’Unesco, de son côté, a fait part de sa vive inquiétude pour des villes comme Kharkiv, Odessa, Kyiv ou Lviv qui disposent d’un riche patrimoine culturel.
Parallèlement à l’aide humanitaire qu’ils tentent les uns et les autres d’apporter, le directeur du Visual Culture Research Center de Kyiv, Vasyl Cherepanyn, rappelle qu’avec d’autres acteurs du milieu artistique, ils travaillent activement à documenter la guerre qui se joue, mais aussi à tenter de mettre à l’abri les collections des grands musées nationaux et des collections privées. «C’est une autre tragédie en marge de la tragédie humaine qui se joue, la perte de notre héritage culturel», estime-t-il.
Kateryna Radchenko, elle, a mis de côté sa casquette de directrice du festival international Odesa Photo Days qu’elle a créé en 2014. Exilée dès les premiers jours à Lviv, elle a mis à profit son excellente connaissance du réseau de photographes ukrainiens pour activer une action de collecte d’images venues du front. «Ça aide, de ne pas penser, de ne pas analyser, de ne pas avoir trop de sentiment», concède modestement celle qui désormais coordonne l’action d’une quinzaine de photographes dans tous les pays, aide à sélectionner leurs images et à les diffuser auprès de médias installés en Slovaquie, en Roumanie, et parfois bien au-delà. «Il s’agit de raconter une histoire depuis l’intérieur.»
Consigner l’histoire en train de se faire c’est aussi ce à quoi œuvre Alevtina Kakhidze, qui compte parmi...
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