Réfugiés «ici ou là», des artistes de la scène électronique russe se mobilisent sur les réseaux sociaux pour dire leur opposition à la guerre de Poutine et venir concrètement en aide aux Ukrainiens, tout en regrettant la discrétion des stars du milieu.
Ils ne sont pas nombreux, mais leur action nous impressionne. Eux, les artistes russes en soutien total au peuple agressé par le régime de leur pays, les Ukrainiens, et qui depuis le début de la guerre ont pris le maquis numérique. Et pour cela, se sont exilés à l’étranger (maquis tout à fait réel), sans la moindre visibilité sur la durée du conflit, ni sur l’étendue du danger qu’ils encourent. «Il est très important de reconnaître qu’il y a de vraies personnes derrière les murs et les politiciens, et qu’ils vivent dans la peur désormais, même si vous comme moi soutenons avec vigueur l’Ukraine», tweetait le 22 février l’activiste polonaise Alicja Kaczmarek, depuis le Royaume-Uni ; mais c’est l’identité de celui qui partageait le message le 22 février, qui nous interpelle. Il s’appelle Stas Sharifullin, il est né en Sibérie orientale, a vécu entre Krasnoïarsk, Saint-Pétersbourg et Moscou, est d’origine bashkir, «pas tout à fait blanc». Il est musicien sous le nom de HMOT, et le label qu’il a fondé, Klammklang, est l’un des plus précieux représentants de la scène expérimentale russe contemporaine, dont les sorties ont permis de faire connaître en Occident des artistes aussi passionnants que Vlad Dobrovolski ou Nikita Bugaev. Farouchement anti-impérialiste de par son histoire personnelle – la République du Bachkortostan, annexée par Ivan le terrible au XVIe siècle, est la première république autonome de la Fédération de Russie – et très engagé pour la reconnaissance des minorités dans son pays, son activisme a pris un tour tout autre avec le début de la guerre.
La manière dont il a renommé son compte Twitter fait d’ailleurs peu de mystère : «Bateau militaire russe, va te faire enculer», en référence à une phrase devenue mème de la résistance qui aurait été prononcée le 26 février par des gardes-frontières ukrainiens postés sur l’île des Serpents, dans la mer Noire, en réponse aux militaires russes qui leur proposaient de se rendre. Comme il nous l’a expliqué par mail : «Mon action se compose d’un éventail de tous les soutiens en ligne et hors connexion actuellement à ma disposition, avec une concentration particulière pour aider les artistes et les universitaires en danger à partir, et à démonter la propagande russe. Cette dernière tâche est ardue, parce que tant de Russes sont conditionnés à tellement de niveaux. La contre-propagande est l’une des choses les plus importantes sur lesquelles on peut se concentrer en ce moment.»
Réseaux sociaux transformés en comptes politiques
Le Moscovite Pavel Milyakov, artiste de musique électronique très réputé dans l’underground sous le nom de Buttechno (il a sorti des dizaines de disques, en Russie et à l’étranger), est sans doute du même avis : il a transformé dès la veille de la guerre ses réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Instagram) en comptes politiques, très au-delà du pacifisme bon teint affiché par nombre d’artistes russes – telle la star techno Nina Kraviz, originaire d’Irkoutsk et installée depuis longtemps à Berlin, dont les appels à prier pour la paix sur Instagram n’ont que très modérément convaincu (pour dire le moins). Le 27 février, Milyakov relayait une collecte de fonds pour soutenir «nos défenseurs» à Kyiv ; le 2 mars, il partageait un compte Telegram collectant les preuves de la guerre (tout sauf une évidence pour le peuple russe privé d’informations fiables, et même du droit d’utiliser le mot «guerre» pour qualifier le conflit) et annonçait que l’intégralité des revenus de son label Psyxrecords, ainsi que ceux générés par les ventes de ses comptes d’artistes Bandcamp et Patreon, serait reversée à des fonds dédiés.
Comme il nous l’a résumé par mail : «J’ai publié mon premier post sur la guerre alors que les forces militaires russes se concentraient à la frontière ukrainienne. Tout le monde espérait que l’invasion ne se ferait pas, et la situation était déjà extrêmement tendue. Mes amis et ma famille étaient très soucieux de la possibilité d’une guerre. Ils s’inquiétaient également du manque de soutien de leurs amis russes et de leurs collègues. J’ai ressenti qu’il était très important, en tant qu’artiste russe, d’affirmer mon soutien à l’Ukraine et que je condamne cette agression militaire. J’essaye de faire état de ce qui s’y passe, et je communique sur tous les moyens d’aider le peuple ukrainien.»
Milyakov, marié à une Ukrainienne et collaborateur étroit d’artistes ukrainiens (notamment ses deux albums avec la chanteuse Yana Pavlova), a naturellement communiqué sur les aides d’urgence aux artistes ukrainiens – une liste de ressources pour les artistes et travailleurs de la culture souhaitant déménager –, les initiatives de l’ONG Razom mais également les actions de labels ukrainiens. Par exemple Muscut, fondé par Dima Nikolaienko à Kyiv, qui reverse 100% des recettes de ses ventes digitales et physiques à des œuvres caritatives et aux forces de défense ukrainiennes, et dont la compilation Volonté a rejoint nombre d’anthologies similaires, éditées par des labels ukrainiens Standard Deviation et Mystictrax (Together for Ukraine), mais également anglais (Together with Ukraine, l’anthologie Dove, de Freerotation) ou russe, tel Gost Zvuk, label moscovite dont le fondateur Ildar Zaynetdinov est parti en Ouzbékistan «pour sécuriser les transferts d’argent et le fonctionnement général du label». Ou plus simplement des artistes ukrainiens, comme John Object, alias Timur Dzhafarov. «Qui est quelque part dans les rues avec une arme à feu dans les mains, ce qui est fou, souligne Sharifullin. Je n’arrive tout simplement pas à me figurer ce qu’ils ressentent en ce moment. Ils ne méritent pas ce cauchemar.»
Une «société pleine de haine pour elle-même»
Pavel Milyakov et Stas Sharifullin ont également quitté la Russie et se trouvent actuellement «ici ou là», sans pouvoir nous indiquer où exactement, pour d’évidentes raisons de sûreté. Sans ça, leur activisme en ligne serait tout bonnement impossible ; non seulement la Douma a entériné le 4 mars une loi de terreur médiatique interdisant la propagation d’ «informations mensongères sur l’armée russe» , mais le régime bloque l’accès des Russes à Twitter et Facebook. Aucun des deux n’est pourtant enclin à parler d’exil, quand bien même le bouleversement dans leur existence a des airs de fuite en avant. «Effectivement, je ne sais pas encore comment je vais vivre et travailler dans le futur, explique Milyakov, mais ça n’est rien comparé au peuple ukrainien, qui est tué et torturé en ce moment-même, sur son propre territoire, parce qu’il a été envahi par le cruel régime russe.» Sharifullin souligne quant à lui que son action n’a «rien d’héroïque. Je ne la qualifierais pas non plus de risquée, ou de réellement dangereuse. Bien sûr, comme beaucoup d’autres, j’ai reçu des commentaires assez sauvages et même des menaces, mais surtout de bots et de militants d’extrême droite (aussi, de manière surprenante, un ancien ami qui était punk quand nous étions ados en Sibérie), donc je m’en fiche un peu».
Soulignons que de leur propre aveu, la vie et la création en Russie n’étaient pas roses pour les deux artistes avant la guerre. Milyakov se souvient ne jamais s’être «senti en sécurité en Russie. Je suis né en 1988 et depuis les crises politiques, économiques et sociales ne se sont jamais arrêtées. C’est un pays patriarcal, gouverné par des lois homophobes, dont la société est pleine de haine pour elle-même et pour les autres pays. Ces dernières années, j’ai essayé de déménager mais c’est un processus difficile, surtout si vous n’avez pas beaucoup d’argent». Sharifullin, outre sa jeunesse «hardcore» en Sibérie, admet «une sorte d’anxiété inconsciente dans l’air, et c’est bien sûr devenu plus sombre encore pendant les manifestations. Quand on se retrouve face à une escouade de policiers antiémeutes qui courent vers vous, c’est difficile de se sentir en sécurité».
«Rien à perdre, si ce n’est sa dignité»
Aucun des deux artistes n’admet pourtant l’inaction de ses compatriotes. Milyakov s’inquiète du manque de publications de soutien de la part des artistes russes. «Surtout ceux avec des millions de followers, qui se contentent de posts neutres avec le mot “Paix”. Ça n’est pas suffisant, et ça n’aide personne, ni ne résout rien.»
L’analyse de Sharifullin, de son côté, permet de replacer son activisme dans...
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