Tour d’horizon de la mobilisation à travers l’Europe. Quand certains ont recourt au système D, sans aide des gouvernements, d’autres nourrissent l’espoir que, sur le long terme, la venue de ces artistes et intellectuels de l’Est produise un choc des cultures bénéfique.
A Varsovie: une «extraordinaire mobilisation mais aucun soutien gouvernemental»
«Nous commençons à réaliser que ça n’est pas un sprint mais un marathon. Imaginez-nous dans un an!», lance Sebastian Cichocki, le directeur de la nouvelle antenne du musée d’Art moderne de Varsovie, dont les 700 m² se sont métamorphosés, en quelques jours, en centrale d’accueil pour les réfugiés ukrainiens. Dans ce musée en construction qui devrait ouvrir officiellement en 2023 et se conçoit comme «un outil de transformation du monde», on distribue désormais tous les jours des milliers de sandwichs, de plats chauds et des cookies ; on collecte les jouets pour les enfants et des photographes proposent gratuitement de faire les photos d’identité très prisées dans le cadre de démarches administratives qui donnent accès aux soins de premières nécessités. Dans quelque temps, explique Sebastian Cichocki, les sandwichs céderont la place aux cours d’ukrainien et de russe, et une opération «Tournesol», du nom de l’emblème ukrainien, s’installera plus durablement, avec la fabrication d’un journal en ligne «d’anti-propagande» par des activistes et des artistes, la création d’un cinéma pour les enfants avec des films ukrainiens, des workshops et des cours de yoga pour apprendre à respirer.
«La population de Varsovie a augmenté de 15% en trois semaines. Les gens pensent qu’ils vont rentrer chez eux bientôt et restent donc près des frontières», analyse le directeur du musée, qui alerte au passage sur la situation sanitaire catastrophique et l’explosion des cas de Covid. Si ses équipes sont en dialogue avec d’autres institutions qui mènent des actions similaires, «cette extraordinaire mobilisation ne bénéficie d’aucun soutien gouvernemental, il n’y a pas de coordination systémique».
Non loin, Biennale Warszawa, lieu multidisciplinaire qui œuvre à la croisée de l’espace social et du champ artistique, s’est impliquée sans hésiter dans cette course contre la montre. Au conseil scientifique de cette structure indépendante on trouve Vasyl Cherepanyn, philosophe et directeur de la Biennale de Kiev, dont la prochaine édition était prévue pour l’année prochaine. Avec l’alliance des biennales d’Europe de l’Est (dont celles Prague, Budapest et Riga), il a fermement appelé au boycott des institutions gouvernementales et oligarchiques russes dans le domaine de l’art. Yuriy Biley, artiste d’origine ukrainienne installé en Pologne depuis 2015, cofondateur de l’Open Group et lauréat du prix Pinchuk (principale fondation d’art contemporain en Ukraine), est encore plus virulent : «La culture russe est un outil de l’empire et a été colonisée. Il n’y a pas de différence entre la coopération dans la culture et la coopération dans l’économie. Tous les artistes russes, où qu’ils se trouvent, devraient également cesser de coopérer avec les institutions qui sont des outils de propagande. Se taire ou ne pas en parler signifie aujourd’hui être d’accord avec la guerre. Il n’y a pas d’art aujourd’hui sans position politique.» Avec la curatrice polonaise Marta Czyż, avec qui Yuriy Biley devait ouvrir le 4 mars une exposition au titre tristement prémonitoire, «You Cannot Disperse Now» («Vous ne pouvez pas vous disperser maintenant»), au centre d’art municipal de Lviv, il participe activement à l’effort de guerre sur place, à Varsovie, «en faisant comme tout le monde, en cuisinant, en offrant des emplois ou en fournissant un logement», comme ils l’ont fait pour la conservatrice ukrainienne Ksenia Malykh et sa fille de 15 ans. Mais aussi en soutenant les artistes et les travailleurs culturels qui ont fait le choix de rester en Ukraine, via des plateformes comme l’Emergency Support Initiative, l’Ukrainian Emergency Art Fund et le Museum Emergency Fund Rapid Museum Aid.
A Riga et Vilnius, une invitation à «rejoindre la lutte»
Dans les pays baltes, l’émotion est vive également. Riboca, la biennale d’art contemporain de Riga, a immédiatement fait savoir qu’elle ne voyait pas comment continuer à travailler sur leur édition de juin, et a annoncé qu’elle se concentrait sur un soutien notamment en matière de conseils juridiques, ou d’une aide à l’installation en Lettonie. A Vilnius, le commissaire indépendant Jonas Zakaitis a lancé de son côté un appel à tous les artistes en difficulté, ukrainiens comme russes, à rejoindre Vilnius. Tout en précisant : «Nous soulignons toutefois que cette invitation ne s’adresse pas aux Russes qui cherchent simplement la tranquillité, mais à ceux qui recherchent à rejoindre la lutte.»
A Prague, des résidences à disposition
«Dans les pays d’Europe de l’Est, on a encore une mémoire très vive de l’envahisseur soviétique. C’est une histoire de trente ans seulement», commente depuis Prague l’artiste française Julie Béna, qui s’est installée là-bas il y a cinq ans. « Ici, toutes les institutions ont immédiatement et unanimement réagi. La National Gallery a affiché le drapeau ukrainien et proposé ses espaces d’expositions, les écoles d’art sont venues en aide aux étudiants ukrainiens mais aussi russes qui font face aussi à des difficultés, notamment avec le gel de leurs comptes, et les plus petites structures, comme INI ou Garage Gallery, ont organisé des ventes d’oeuvres ou la mise à disposition de leurs résidences. Avant, les Ukrainiens n’étaient pas forcément les bienvenus en République tchèque, mais il y a eu un revirement total», décrypte l’artiste.
A Berlin, «s’inscrire dans le long terme»
«Les Allemands ont réagi de façon très spontanée, mais on arrive à la fin de cette période de “système D”», estime Payam Sharifi, du collectif Slavs and Tatars, installé à Berlin depuis plusieurs années après un...
Lire la suite sur liberation.fr